début : 14 Août 1999 PIERRE CORNEILLE ________ ANDROMEDE TRAGEDIE ______________________________________________________ ACTEURS DIEUX DANS LES MACHINES : JUPITER. JUNON. NEPTUNE. MERCURE. LE SOLEIL. VENUS. MELPOMENE. EOLE. CYMODOCE. CYDIPPE, néréides. HUITS VENTS. HOMMES : CEPHEE, roi d'Ethiopie, père d'Andromède. CASSIOPE, reine d'Ethiopie. ANDROMEDE, fille de Céphée et de Cassiope. PHINEE, prince d'Ethiopie. PERSEE, fils de Jupiter et de Danaé. TIMANTE, capitaine des gardes du roi. AMMON, ami de Phinée. AGLANTE, CEPHALIE, LIRIOPE, nymphes d'Andromède. UN PAGE DE PHINEE. CHŒUR DU PEUPLE. SUITE DU ROI. La scène se passe en Ethiopie, dans la ville capitale du royaume de Céphée, proche de la mer. PROLOGUE DECORATION DU PROLOGUE L'ouverture du théâtre présente de front aux yeux des spectateurs une vaste montagne, dont les sommets inégaux, s'élevant les uns sur les autres, portent le faîte jusque dans les nues. Le pied de cette montagne est percé à jour par une grotte profonde qui laisse voir la mer en éloignement. Les deux côtés du théâtre sont occupés par une forêt d'arbres touffus et entrelacés les uns dans les autres. Sur un des sommets de la montagne apparaît Melpomène, la muse de la tragédie, et à l'opposite dans le ciel on voit le Soleil s'avancer dans un char tout lumineux, tiré par les quatre chevaux qu'Ovide lui donne. Le Soleil, Melpomène. MELPOMENE Arrête un peu ta course impétueuse : Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux, Tu n'en vis jamais en ces lieux La pompe plus majestueuse. 5 J'ai réuni, pour la faire admirer, Tout ce qu'ont de plus beau la France et l'Italie, De tous leurs arts mes sœurs l'ont embellie : Prête-moi tes rayons pour la mieux éclairer, Daigne à tant de beautés, par ta propre lumière, 10 Donner un parfait agrément, Et rends cette merveille entière En lui servant toi-même d'ornement. LE SOLEIL Charmante muse de la scène, Chère et divine Melpomène, 15 Tu sais de mon destin l'inviolable loi : Je donne l'âme à toutes choses, Je fais agir toutes les causes ; Mais quand je puis le plus, je suis le moins à moi ; Par une puissante plus forte 20 Le char que je conduis m'emporte : Chaque jour sans repos doit et naître et mourir. J'en suis enclavé alors que j'y préside, Et ce frein que je tiens aux chevaux que je guide Ne règle que leur route, et les laisse courir. MELPOMENE 25 La naissance d'Hercule et le festin d'Atrée T'ont fait rompre ces lois, Et tu peux faire encore ce qu'on t'a vu deux fois Faire en même contrée. Je dis plus : tu le dois en faveur du spectacle 30 Qu'au monarque des lis je prépare aujourd'hui. Le ciel n'a fait que miracles en lui : Lui voudrais-tu refuser un miracle ? LE SOLEIL Non, mais je le réserve à ces bienheureux jours Qu'ennoblira sa première victoire : 35 Alors j'arrêterai mon cours, Pour être plus longtemps le témoin de sa gloire. Prends cependant le soin de le bien divertir, Pour lui faire avec joie attendre les années Qui feront éclater les belles destinées 40 Des peuples que son bras lui doit assujettir. Calliope ta sœur déjà d'un œil avide Cherche dans l'avenir les faits de ce grand roi, Dont les hautes vertus lui donneront emploi Pour plus d'une Illiade et plus d'une Enéide. MELPOMENE 45 Que je porte d'envie à cette illustre sœur, Quoique j'aye à craindre pour elle Que sous ce grand fardeau sa force ne chancelle ! Mais quel qu'en soit enfin le mérite et l'honneur, J'aurai du moins cet avantage, 50 Que déjà je le vois, que déjà je lui plais, Et que de ses vertus, et que de ses hauts faits Déjà dans ses pareils je lui trace une image. Je lui montre Pompée, Alexandre, César, Mais comme des héros attachés à son char, 55 Et tout ce haut éclat où je les fais paraître Lui peint plus qu'ils n'étaient, et moins qu'il ne doit être. LE SOLEIL Il en effacera les plus glorieux noms, Dès qu'il pourra lui-même animer son armée, Et tout ce que d'eux tous a dit la Renommée 60 Te fera voir en lui le plus grand des Bourbons. Son père et son aïeul, tout rayonnants de gloire, Ces grands rois qu'en tous lieux a suivis la Victoire, Lui voyait emporter sur eux le premier rang, En deviendraient jaloux s'il n'était pas leur sang. 65 Mais vole dans mon char, muse, je veux t'apprendre Tout l'avenir d'un roi qui t'est si précieux. MELPOMENE Je sais déjà ce qu'on doit en attendre, Et je lis chaque jour son destin dans les cieux. LE SOLEIL Viens donc, viens avec moi faire le tour du monde, 70 Qu'unissant ensemble nos voix, Nous fassions résonner sur la terre et sur l'onde Qu'il est et le plus jeune et le plus grand des rois. MELPOMENE Soleil, j'y vole, attends-moi donc de grâce. LE SOLEIL Viens, je t'attends, et te fais place. Melpomène vole dans le char du Soleil, et y ayant pris place auprès de lui, ils unissent leurs voix, et chantent cet air à la louange du Roi. Le dernier vers de chaque couplet est répété par le chœur de la musique. 75 Cieux, écoutez ; écoutez mers profondes, Et vous, antres et bois Affreux déserts, rochers battus des ondes, Redites après nous d'une commune voix : << Louis est le plus jeune et le plus grand des rois. >> 80 La majesté qui déjà l'environne Charme tous ses François ; Il est le seul digne de sa couronne, Et quand même le ciel l'aurait mise à leur choix, Il serait le plus jeune et le plus grand des rois. 85 C'est à vos soins, Reine, qu'on doit la gloire De tant d'exploits ; Ils sont partout suivis de la victoire, Et l'ordre merveilleux dont vous donnez ses lois Le rend et le plus jeune et le plus grand des rois. LE SOLEIL 90 Voilà ce que je dis sans cesse Dans tout mon large tour. Mais c'est trop retarder le jour, Allons, muse, l'heure me presse, Et ma rapidité Doit regagner le temps que sur cette province, Pour contempler ce prince, Je me suis arrêté. Le Soleil part avec rapidité, et enlève Melpomène avec lui dans son char, pour aller publier ensemble la même chose au reste de l'univers. ACTE PREMIER DECORATION DU PREMIER ACTE Cette grande masse de montagnes et ces rochers élevés les uns sur les autres qui les composaient, ayant disparu en un moment par un merveilleux artifice, laissent voir en leur place la ville capitale du royaume de Céphée, ou plutôt la place publique de cette ville. Les deux côtés et le font du théâtre sont des palais magnifiques, tous différents de structure, mais qui gardent admirablement l'équilibre et les justesses de la perspective. Après que les yeux ont eu loisir de se satisfaire à considérer leur beauté, la reine Cassiope paraît comme passant par cette place pour aller au temple : elle est conduite par Persée, encore inconnu, mais qui passe pour un cavalier de grand mérite qu'elle entretient des malheurs publics, attendant que le Roi la rejoigne pour aller à ce temple de compagnie. Scène I : Cassiope, Persée, suite de la reine. CASSIOPE Généreux inconnu, qui chez tous les monarques Portez de vos vertus les éclatantes marques, 100 Et dont l'aspect suffit pour convaincre nos yeux Que vous sortez du sang ou des rois ou des Dieux, Puisque vous avez vu le sujet de ce crime Que chaque mois expie une telle victime, Cependant qu'en ce lieu nous attendrons le Roi, 105 Soyez-y juste juge entre les Dieux et moi. Jugez de mon forfait, jugez de leur colère, Jugez s'ils ont eu droit d'en punir une mère, S'ils ont dû faire agir leur haine au même instant. PERSEE J'en ai déjà jugé, Reine, en vous imitant, 110 Et si de vos malheurs la cause ne procède Que d'avoir fait justice aux beautés d'Andromède, Si c'est là ce forfait digne d'un tel courroux, Je veux être à jamais coupable comme vous. Mais comme un bruit confus m'apprend ce mal extrême, 115 Ne le puis-je, Madame, apprendre de vous-même Pour mieux renouveler ce crime glorieux Où soudain la raison est complice des yeux ? CASSIOPE Ecoutez : la douleur se soulage à se plaindre, Et quelques maux qu'on souffre ou que l'on aye à craindre 120 Ce qu'un cœur généreux en montre de pitié Semble en notre faveur en prendre la moitié. Ce fut ce même jour qui conclut l'hyménée De ma chère Andromède avec l'heureux Phinée. Nos peuples, tout ravis de ces illustres nœuds, 125 Sur les bords de la mer dressèrent force jeux : Elle en donnait les prix. Dispensez ma tristesse De vous dépeindre ici la publique allégresse, On décrit mal la joie au milieu des malheurs, Et sa plus douce idée est un sujet de pleurs. 130 O jour, que ta mémoire encore m'est cruelle ! Andromède jamais ne me parut si belle, Et voyant ses regards s'épandre sur les eaux Pour jouir et juger d'un combat de vaisseaux : << Telle, dis-je, Vénus sortit du sein de l'onde, 135 Et promit à ses yeux la conquête du monde, Quand elle eut consulté sur leur éclat nouveau Les miroirs vagabonds de son flottant berceau. >> A ce fameux spectacle on vit les Néréides, Lever leurs moites fronts de leurs palais liquides, 140 Et pour nouvelle pompe à ces nobles ébats A l'envi de la terre étaler leurs appas. Elles virent ma fille, et leurs regards à peine Rencontrèrent les siens sur cette humide plaine Que par des traits plus forts se sentant effacer, 145 Eblouis et confus je les vis s'abaisser, Examiner les leurs, et sur tous leurs visages En chercher d'assez vif pour braver nos rivages. Je les vis se choisir jusqu'à cinq et six fois, Et rougir aussitôt nous comparant leur choix, 150 Et cette vanité qu'en toutes les familles On voit si naturelle aux mères pour leurs filles, Leur cria par ma bouche : << En est-il parmi vous, O nymphes ! qui ne cède à des attraits si doux ? Et pourrez-vous niez, vous autres immortelles, 155 Qu'entre nous la nature en forme de plus belles ? >> Je m'emportais sans doute, et c'en était trop dit : Je les vis s'en cacher de honte et de dépit, J'en vis dedans leurs yeux les vives étincelles : L'onde qui les reçut s'en irrita pour elles, 160 J'en vis enfler la vague, et la mer en courroux Rouler à gros bouillons ses flots jusques à nous. C'eût été peu des flots : la soudaine tempête, Qui trouble notre joie et dissipe la fête, Enfante en moins d'une heure et pousse sur nos bords 165 Un monstre contre nous armé de mille morts. Nous fuyons, mais en vain ; il suit, il brise, il tue, Chaque victime est morte aussitôt qu'abattue. Nous ne voyons qu'horreur, que sang de toutes parts, Son haleine est poison, et poison ses regards : 170 Il ravage, il désole et nos champs et nos villes, Et contre sa fureur il n'est aucuns asiles. Après beaucoup d'efforts et de vœux superflus, Ayant souffert beaucoup, et craignant encor plus, Nous courons à l'oracle en de telles alarmes, 175 Et voici ce qu'Ammon répondit à nos larmes : << Pour apaiser Neptune, exposez tous les mois Au monstre qui le venge une fille à son choix, Jusqu'à ce que le calme à l'orage succède : Le sort vous montrera 180 Celle qu'il agréera. Différez cependant les noces d'Andromède. >> Comme dans un grand mal un moindre semble doux, Nous prenons pour faveur ce reste de courroux. Le monstre disparu nous rend un peu de joie : 185 On ne le voit qu'aux jours qu'on lui livre sa proie. Mais ce remède enfin n'est qu'un amusement : Si l'on souffre un peu moins, on craint également, Et toutes nous tremblons devant une infortune Qui toutes nous menace avant qu'en frapper une. 190 La peur s'en renouvelle au bout de chaque mois ; J'en ai cru de frayeur déjà mourir cinq fois. Déjà nous avons vu cinq beautés dévorées, Mais des beautés, hélas ! dignes d'être adorées, Et de qui tous les traits, pleins d'un céleste feu 195 Ne cédaient qu'à ma fille, et lui cédaient bien peu, Comme si choisissant de plus belle en plus belle, Le sort par ces degrés tâchait d'approcher d'elle. Et que pour élever ses traits jusques à nous, Il essayât sa force et mesurât ses coups. 200 Rien n'a pu jusqu'ici toucher ce dieu barbare, Et le sixième choix aujourd'hui se prépare : On va le faire au temple, et je sens malgré moi Des mouvements secrets redoubler mon effroi. Je fis hier à Vénus offrir un sacrifice, 205 Qui jamais à mes vœux ne parut si propice, Et toutefois mon cœur à force de trembler, Semble prévoir le coup qui le doit accabler. Vous donc, qui connaissez et mon crime et sa peine, Dites-moi s'il a pu mériter tant de haine, 210 Et si le ciel devait tant de sévérité Aux premiers mouvements d'un peu de vanité. PERSEE Oui, Madame, il est juste, et j'avouerai moi-même Qu'en le blâmant tantôt j'ai commis un blasphème. Mais vous ne voyez pas, dans votre aveuglement, 215 Quel grand crime il punit d'un si grand châtiment. Les nymphes de la mer ne lui sont pas si chères Qu'il veuille s'abaisser à suivre leurs colères, Et quand votre mépris en fit comparaison, Il voyait mieux que vous que vous aviez raison. 220 Il venge, et c'est de là que votre mal procède, L'injustice rendue aux beautés d'Andromède. Sous les lois d'un mortel votre choix l'asservit ! Cette injure est sensible aux Dieux qu'elle ravit, Aux Dieux qu'elle captive, et ces rivaux célestes 225 S'opposent à des nœuds à sa gloire funeste, En sauvent les appas qui les ont éblouis, Punissent vos sujets qui s'en sont réjouis. Jupiter, résolu de l'ôter à Phinée, Exprès par son oracle en défend l'hyménée. 230 A sa flamme peut-être il veut la réserver, Ou s'il se peut résoudre enfin à s'en priver, A quelqu'un de ses fils sans doute il la destine, Et voilà de vos maux la secrète origine. Faites cesser l'offense, et le même moment 235 Fera cesser ici son juste châtiment. CASSIOPE Vous montrez pour ma fille une trop haute estime, Quand pour la mieux flatter vous me faites un crime, Dont la civilité me force de juger Que vous ne m'accusez qu'afin de m'obliger. 240 Si quelquefois les Dieux pour des beautés mortelles Quittent de leurs séjours les clartés éternelles, Ces mêmes Dieux aussi, de leur grandeur jaloux, Ne font pas chaque jour ce miracle pour nous, Et quand pour l'espérer je serais assez folle, 245 Le Roi, dont tout dépend, est homme de parole : Il a promis sa fille, et verra tout périr Avant qu'à se dédire il veuille recourir, Il tient à cette alliance et glorieuse et chère : Phinée est de son sang, il est fils de son frère. PERSEE 250 Reine, le sang des Dieux vaut bien celui des rois... Mais nous en parlerons encor quelque autre fois. Voici le Roi qui vient. Scène II : Céphée, Cassiope, Phinée, Persée, suite du Roi et de la Reine. CEPHEE N'en parlons plus, Phinée, Et laissons d'Andromède aller la destinée. Votre amour fait pour elle un effort inutile : 255 Je la dois comme une autre au triste choix du sort. Elle est cause du mal, puisqu'elle l'est du crime : Peut-être qu'il la veut pour dernière victime, Et que nos châtiments deviendraient éternels, S'ils ne pouvaient tomber sur les vrais criminels. PHINEE 260 Est-ce un crime en ces lieux, Seigneur, que d'être belle ? CEPHEE Elle a rendu par là sa mère criminelle. PHINEE C'est donc un crime ici que d'avoir de bons yeux Qui sachent bien juger d'un tel présent des cieux ? CEPHEE Qui veut bien en juger n'a point le privilège 265 D'aller jusqu'au blasphème et jusqu'au sacrilège. CASSIOPE Ce blasphème, Seigneur, de quoi vous m'accusez... CEPHEE Madame, après les maux que vous avez causés, C'est à vous de pleurer, et non à vous défendre. Voyez, voyez quel sang vous avez fait répandre, 270 Et ne laissez paraître, en cette occasion, Que larmes, que soupirs, et que confusion. A Phinée. Je vous le dis encore, elle la crut trop belle, Et peut-être le sort l'en veut punir en elle. Dérober Andromède à cette élection, 275 C'est dérober sa mère à sa punition. PHINEE Déjà cinq fois, Seigneur, à ce choix exposée, Vous voyez que cinq fois le sort l'a refusée. CEPHEE Si le courroux du ciel n'en veut point à ses jours, Ce qu'il a fait cinq fois il le fera toujours. PHINEE 280 Le tenter si souvent, c'est lasser sa clémence. Il pourra vous punir de trop de confiance : Vouloir toujours faveur, c'est trop lui demander, Et c'est un crime enfin que de tant hasarder. Mais quoi ? n'est-il, Seigneur, ni bonté paternelle, 285 Ni tendresse du sang qui vous parle pour elle ? CEPHEE Ah ! ne m'arrachez point mon sentiment secret. Phinée, il est tout vrai, je l'expose à regret. J'aime que votre amour en sa faveur me presse, La nature en mon cœur avec lui s'intéresse, 290 Mais elle ne saurait mettre d'accord en moi Les tendresses d'un père et les devoirs d'un roi, Et par une injustice à moi-même sévère, Je vous refuse en roi ce que je veux en père. PHINEE Quelle est cette justice, et quelles sont ces lois 295 Dont l'aveugle rigueur s'étend jusques aux rois ? CEPHEE Celles que font les Dieux, qui, tous roi que nous sommes, Punissent nos forfaits ainsi que ceux des hommes, Et qui ne nous font part de leur sacré pouvoir Que pour les mesurer aux règles du devoir. 300 Que diraient mes sujets si je me faisais grâce, Et si, durant qu'au monstre on expose leur race, Ils voyaient, par un droit tyrannique et honteux, Le crime en ma maison, et la peine sur eux ? PHINEE Heureux sont les sujets, heureuses les provinces 305 Dont le sang peut payer pour celui de leurs princes ! CEPHEE Mais heureux est le prince, heureux sont ses projets, Quand il se fait justice ainsi qu'à ses sujets ! Notre oracle après tout, n'excepte point ma fille : Ses termes généraux comprennent ma famille, 310 Et ne confondre pas ce qu'il a confondu, C'est se mettre au-dessus du dieu qui l'a rendu. PERSEE Seigneur, s'il m'est permis d'entendre votre oracle, Je crois qu'à sa prière il donne peu d'obstacle ; Il parle d'Andromède, il la nomme, il suffit, 315 Arrêtez-vous pour elle à ce qu'il vous en dit : La séparer longtemps d'un amant si fidèle, C'est tout le châtiment qu'il semble vouloir d'elle. Différez son hymen sans l'exposer au choix. Le ciel assez souvent, doux aux crimes des rois, 320 Quand il leur a montré quelque légère haine, Répand sur leurs sujets le reste de leur peine. CEPHEE Vous prenez mal l'oracle, et pour l'expliquer mieux, Sachez... Mais quel éclat vient de frapper mes yeux ? D'où partent ces longs traits de nouvelles lumières ? Le ciel s'ouvre durant cette contestation du Roi avec Phinée, et fait voir dans un profond éloignement l'étoile de Vénus qui sert de machine pour apporter cette déesse jusqu'au milieu du théâtre. Elle s'avance lentement sans que l'œil puisse découvrir à quoi elle est suspendue, et cependant le peuple a loisir de lui adresser ses vœux par cet hymne que chantent les musiciens. PERSEE 325 Du ciel qui vient d'ouvrir ses luisantes barrières, D'où quelque déité vient, ce semble, ici-bas Terminer elle-même entre vous ces débats. CASSIOPE Ah ! Je la reconnais, la déesse d'Eryce ; C'est elle, c'est Vénus, à mes vœux si propice : 330 Je vois dans ses regards mon bonheur renaissant, Peuple, faites des vœux, tandis qu'elle descend. Scène III : Vénus, Céphée, Cassiope, Persée, Phinée, chœur de musique, suite du Roi et de la Reine. CHŒUR Reine de Paphe et d'Amathonte, Mère d'Amour, et fille de la mer, Peux-tu voir sans un peu de honte 335 Que contre nous elle ait voulu s'armer, Et que du même sein qui fut ton origine Sorte notre ruine ? Peux-tu voir que de la même onde Il ose naître un tel monstre après toi ? 340 Que d'où vient tant de bien au monde Il vienne enfin tant de mal et d'effroi, Et que l'heureux berceau de ta beauté suprême Enfante l'horreur même ? Venge l'honneur de ta naissance 345 Qu'on a souillé par un tel attentat, Rends-lui sa première innocence, Et tu rendras le calme à tout l'Etat, Et nous dirons enfin d'où le mal procède Part aussi le remède. CASSIOPE 350 Peuple, elle veut parler : silence à la Déesse, Silence, et préparez vos cœurs à l'allégresse. Elle a reçu nos vœux, et les daigne exaucer, Ecoutez-en l'effet qu'elle va prononcer. VENUS, au milieu de l'air. Ne tremblez plus, mortels, ne tremble plus, ô mère ! 355 On va jeter le sort pour la dernière fois, Et le ciel ne veut plus qu'un choix Pour apaiser de tout point sa colère. Andromède aura ce soir l'illustre époux Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne. 360 Préparez son hymen, où, pour faveur insigne, Les Dieux ont résolu de se joindre avec vous. PHINEE, à Céphée. Souffrez que sans tarder je porte à ma princesse, Seigneur, l'heureux arrêt qu'à donné la Déesse. CEPHEE Allez, l'impatience est trop juste aux amants. CASSIOPE, voyant remonter Vénus. 365 Suivons-la dans le ciel par nos remerciements, Et d'une voix commune adorant sa puissance, Montrons à ses faveurs notre reconnaissance. CHŒUR Ainsi toujours sur tes autels Tous les mortels 370 Offrent leurs cœurs en sacrifice Ainsi le zéphir en tout temps Sur tes palais de Cythère et d'Eryce Fasse régner les grâces du printemps ! Daigne affermir l'heureuse paix 375 Qu'à nos souhaits Vient de promettre ton oracle, Et fais pour ces jeunes amants, Pour qui tu viens de faire ce miracle, Un siècle entier de doux ravissements. 380 Dans nos campagnes et nos bois Toutes nos voix Béniront tes douces atteintes, Et dans les rochers d'alentour, La même Echo qui redisait nos plaintes 385 Ne redira que des soupirs d'amour. CEPHEE C'est assez... la Déesse est déjà disparue. Ses dernières clartés se perdent dans la nue, Allons jeter le sort pour la dernière fois. Malheureux le dernier que foudroiera son choix, 390 Et dont en ce grand jour la perte domestique Souillera de ses pleurs l'allégresse publique ! Madame, cependant, songez à préparer Cet hymen que les Dieux veulent tant honorer : Rendez-en l'appareil digne de ma puissance, 395 Et digne, s'il se peut, d'une telle présence. CASSIOPE J'obéis avec joie, et c'est me commander Ce qu'avec passion j'allais vous demander. Scène IV : Cassiope, Persée, suite de la Reine. CASSIOPE Eh bien ! vous le voyez, ce n'était pas un crime, Et les Dieux ont trouvé cet hymen légitime, 400 Puisque leur ordre exprès nous le fait achever, Et que par leur présence ils doivent l'approuver. Mais quoi, vous soupirez ? PERSEE J'en ai bien lieu, Madame. CASSIOPE Le sujet ? PERSEE Votre joie. CASSIOPE Elle vous gêne l'âme ? PERSEE Après ce que j'ai dit, douter d'un si beau feu, 405 Reine, c'est ou m'entendre, ou me croire bien peu. Mais ne me forcez pas du moins à vous le dire, Quand mon âme en frémit et mon cœur en soupire. Pouvais-je avoir des yeux et ne pas l'adorer, Et pourrais-je la perdre et n'en pas soupirer ? CASSIOPE 410 Quel espoir formiez-vous, puisqu'elle était promise, Et qu'en vain son bonheur domptait votre franchise ? PERSEE Vouloir que la raison règne sur un amant, C'est être plus que lui dedans l'aveuglement. Un cœur digne d'aimer court à l'objet aimable; 415 Sans penser au succès dont sa flamme est capable ; Il s'abandonne entier, et n'examine rien : Aimer est tout son but, aimer est tout son bien, Il n'est difficulté ni péril qui l'étonne. << Ce qui n'est point à moi n'est encore à personne, 420 Disais-je, et ce rival qui possède sa foi, S'il espère un peu plus, n'obtient pas plus que moi. >> Voilà durant vos maux de quoi vivait ma flamme, Et les douces erreurs dont je flattais mon âme. Pour nourrir des désirs d'un beau feu trop contents, 425 C'était assez d'espoir que d'espérer au temps ; Lui qui fait chaque jour tant de métamorphoses, Pouvais en ma faveur faire beaucoup de choses, Mais enfin la Déesse a prononcé ma mort, Et je suis ce dernier sur qui tombe le sort. 430 J'étais indigne d'elle et de son hyménée, Et toutefois, hélas ! je valais bien Phinée. CASSIOPE Vous plaindre, en cet état, c'est tout ce que je puis. PERSEE Vous vous plaindrez peut-être apprenant qui je suis. Vous ne vous trompiez point touchant mon origine, 435 Lorsque vous la jugiez ou royale ou divine : Mon père est... Mais pourquoi contre vous l'animer ? Puisqu'il nous faut mourir, mourons sans le nommer ; Il vengerait ma mort, si j'avais fait connaître De quel illustre sang j'ai la gloire de naître, 440 Et votre grand bonheur serait mal assuré, Si vous m'aviez connu sans m'avoir préféré. C'est trop perdre de temps, courons à votre joie, Courons à ce bonheur que le ciel vous envoie, J'en veux être témoin, afin que mon tourment 445 Puisse par ce poison finir plus promptement. CASSIOPE Le temps vous fera voir pour souverain remède Le peu que vous perdez en perdant Andromède, Et les Dieux, dont pour nous vous voyez la bonté, Vous rendront bientôt plus qu'ils ne vous ont ôté. PERSEE 450 Ni le temps ni les Dieux ne feront ce miracle. Mais allons : à votre heur je ne mets point d'obstacle, Reine, c'est l'affaiblir, que de le retarder, Et les Dieux ont parlé, c'est à moi de céder. ACTE SECOND DECORATION DU SECOND ACTE Cette place publique s'évanouit en un instant pour faire place à un jardin délicieux, et ces grands palais sont changés en autant de vases de marbre blanc, qui portent alternativement, les uns des statues d'où sortent autant de jets d'eau, les autres des myrtres, des jasmins et d'autres arbres de cette nature. De chaque côté se détache un rang d'orangers dans de pareils vases, qui viennent former un admirable berceau jusqu'au milieu du théâtre, et le séparent ainsi en trois allées, que l'artifice ingénieux de la perspective fait paraître longue de plus de mille pas. C'est là qu'on voit Andromède avec ses nymphes qui cueillent des fleurs, et en composent une guirlande dont cette princesse veut couronner Phinée, pour le récompenser, par cette galanterie, de la bonne nouvelle qu'il vient de lui apporter. Scène I : Andromède, chœur des nymphes. ANDROMEDE Nymphes, notre guirlande est encor mal ornée, 455 Et devant qu'il soit peu nous reverrons Phinée, Que de ma propre main j'en voulais couronner Pour les heureux avis qu'il vient de me donner. Toutefois la faveur ne serait pas bien grande, Et mon cœur après tout vaut bien une guirlande. 460 Dans l'état où le ciel nous à mis aujourd'hui, C'est l'unique présent qui soit digne de lui. Quittez, Nymphes, quittez ces peines inutiles, L'augure déplairait de tant de fleurs stériles : Il faut à notre hymen des présages plus doux. 465 Dites-moi cependant laquelle d'entre vous... Mais il faut me le dire, et sans faire les fines. AGLANTE Quoi ? Madame. ANDROMEDE A tes yeux je vois que tu devines. Dis-moi donc d'entre vous laquelle a retenu En ces lieux jusqu'ici cet illustre inconnu, 470 Car enfin ce n'est point sans un peu de mystère Qu'un tel héros s'attarde à la cour de mon père : Quelque chaîne l'arrête et le force à tarder. Qu'on ne perde pas de temps à s'entre-regarder : Parlez, et d'un seul mot éclaircissez mes doutes. 475 Aucune ne répond, et vous rougissez toutes ! Quoi ! toutes, l'aimez-vous ? Un si parfait amant ! Vous a-t-il su charmer toutes également ? Il n'en faut point rougir, il est digne qu'on l'aime : Si je n'aimais ailleurs, peut-être que moi-même, 480 Oui, peut-être, à le voir si bien fait, si bien né, Il aurait eu mon cœur, s'il n'eût été donné. Mais j'aime trop Phinée, et le change est un crime. AGLANTE Ce héros vaut beaucoup, puisqu'il a votre estime, Mais il sait ce qu'il vaut, et n'a jusqu'à ce jour 485 A pas une d'entre nous daigné montrer d'amour. ANDROMEDE Que dis-tu ? AGLANTE Pas fait même une offre de service. ANDROMEDE Ah ! c'est de quoi rougir toutes avec justice, Et la honte à vos fronts doit bien cette couleur, Si tant de si beaux yeux ont pu manquer son cœur. CEPHALIE 490 Où les vôtres, Madame, épandent leur lumière, Cette honte pour nous est assez coutumière. Les plus vives clartés s'éteignent auprès d'eux, Comme auprès du Soleil meurent les autres feux, Et pour peu qu'on vous voit et qu'on nous considère, 495 Vous ne vous laissez point de conquêtes à faire. ANDROMEDE Vous êtes une adroite ; achevez, achevez : C'est peut-être en effet vous qui le captivez, Car il aime, et j'en vois la preuve trop certaine. 500 Son visage et sa voix changent à tout propos, Il hésite, il s'égare au bout de quatre mots, Ses discours vont sans ordre, et plus je les écoute, Plus j'entends des soupirs dont l'ignore la route. Où vont-ils, Céphalie, où vont-ils ? répondez. CEPHALIE 505 C'est à vous d'en juger, vous qui les entendez. UN PAGE, chantant sans être vu. Qu'elle est lente, cette journée ! ANDROMEDE Taisons-nous : cette voix me parle pour Phinée ; Sans doute il n'est pas loin, et veut à son retour Que des accents si doux m'expliquent son amour. PAGE 510 Qu'elle est lente cette journée Dont la fin doit me rendre heureux ! Chaque moment à mon cœur amoureux Semble durer plus d'une année. O ciel ! quel est l'heur d'un amant, 515 Si quand il en a l'assurance, Sa juste impatience Est un nouveau tourment ? Je dois posséder Andromède : Juge, Soleil, quel est mon bien ! 520 Vis-tu jamais amour égal au mien ? Vois-tu beauté qui ne lui cède ? Puis donc que la longueur du jour Dont mon nouveau mal est la source, Précipite ta course, 525 Et tarde ton retour. Tu luis encore, et ta lumière Semble se plaire à m'affliger. Ah ! mon amour te va bien obliger A quitter soudain ta carrière. 530 Viens, Soleil, viens voir la beauté Dont le divin éclat me dompte, Et tu fuiras de honte D'avoir moins de clarté. Scène II : Phinée, Andromède, chœur des nymphes, suite de Phinée. PHINEE Ce n'est pas mon dessein, Madame, de vous surprendre, 535 Puisque avant d'entrer je me suis fait entendre. ANDROMEDE Vos vœux pour les cacher n'étaient pas criminels, Puisqu'ils suivent des Dieux les ordres éternels. PHINEE Que me direz-vous donc de leur galanterie ? ANDROMEDE Que je vais vous payer de votre flatterie. PHINEE Comment ? ANDROMEDE 540 En vous donnant de semblables témoins, Si vous aimez beaucoup, que je n'aime pas moins. Approchez Liriope, et rendez-lui son change. C'est vous, c'est votre voix que je veux qui me venge. De grâce, écoutez-la, nous avons écouté, 545 Et demandons silence après l'avoir prêté. LIRIOPE, chante. Phinée est plus aimé qu'Andromède n'est belle, Bien qu'ici-bas tout cède à ses attraits. Comme il n'est point de si doux traits, Il n'est point de cœur si fidèle. 550 De mille appas son visage est semé La rend une merveille, Mais quoiqu'elle soit sans pareille, Phinée est encor plus aimé. Bien que le juste ciel fasse voir que sans crime 555 On la préfère aux nymphes de la mer, Ce n'est que de savoir aimer Qu'elle-même veut qu'on l'estime. Chacun, d'amour pour elle consumé, D'un cœur lui fait un temple, 560 Mais quoiqu'elle soit sans exemple, Phinée est encor plus aimé. Enfin, si ses beaux yeux passent pour un miracle, C'est un miracle aussi que son amour, Pour qui Vénus en ce beau jour 565 A prononcé ce digne oracle : Le ciel lui-même, en la voyant, charmé, La juge incomparable, Mais quoiqu'il l'ait faite adorable, Phinée est encor plus aimé. Cet air chanté, le page de Phinée et cette nymphe font un dialogue en musique, dont chaque couplet a pour refrain l'oracle que Vénus a prononcé au premier acte en faveur de ces deux amants, chanté par les deux voix unies, et répété par le chœur entier de la musique. PAGE Heureux amant ! LIRIOPE 570 Heureuse amante ! PAGE Ils n'ont qu'une âme. LIRIOPE Ils n'ont tous deux qu'un cœur. PAGE Joignons nos voix pour chanter leur bonheur. LIRIOPE Joignons nos voix pour bénir leur attente. PAGE ET LIRIOPE Andromède ce soir aura l'illustre époux 575 Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne. Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les Dieux ont résolu de se joindre avec nous. CHŒUR Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les Dieux ont résolu de se joindre avec nous. PAGE 580 Le ciel le veut. LIRIOPE Vénus l'ordonne. PAGE L'amour les joint. LIRIOPE L'hymen va les unir. PAGE Douce union que chacun doit bénir ! LIRIOPE Heureuse amour qu'un tel succès couronne ! PAGE ET LIRIOPE Andromède ce soir aura l'illustre époux 585 Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne. Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les Dieux ont résolu de se joindre avec nous. CHŒUR Préparons son hymen, où, pour faveur insigne, Les Dieux ont résolu de se joindre avec nous. ANDROMEDE 590 Il n'en faut point mentir, leur accord m'a surprise. PHINEE Madame, c'est ainsi que tout me favorise, Et que tous vos sujets soupirent en ces lieux Après l'heureux effet de cet arrêt des Dieux, Que leurs souhaits unis... Scène III : Phinée, Andromède, Timante, chœur des nymphes, suite de Phinée. TIMANTE Ah ! Seigneur, ah ! Madame. PHINEE 595 Que nous veux-tu, Timante, et qui trouble ton âme ? TIMANTE Le pire des malheurs. PHINEE Le Roi serait-il mort ? TIMANTE Non, Seigneur, mais enfin le triste choix du sort Vient de tomber... Hélas ! pourrai-je vous le dire ? ANDROMEDE Est-ce sur quelque objet pour qui ton cœur soupire ? TIMANTE 600 Soupirer à vos yeux du pire de ses coups, N'est-ce pas dire assez qu'il est tombé sur vous ? PHINEE Qui te fait nous donner de si vaines alarmes ? TIMANTE Si vous n'en croyez pas mes soupirs et mes larmes, Vous en croirez le Roi, qui bientôt à vos yeux 605 La va livrer lui-même aux ministres des Dieux. PHINEE C'est nous faire, Timante, un conte ridicule, Et je tiendrais le Roi bien simple et bien crédule, Si plus qu'une Déesse il en croyait le sort. TIMANTE Le Roi non plus que vous ne l'a pas cru d'abord, 610 Il a fait par trois fois essayer sa malice, Et l'a vu par trois fois faire même injustice : Du vase par trois fois ce beau nom est sorti. PHINEE Et toutes ces trois fois le sort en a menti. Le ciel a fait pour vous une autre destinée : 615 Son ordre est immuable, il veut notre hyménée, Il le veut, il y met le bonheur de ces lieux, Et ce n'est pas au sort à démentir les Dieux. ANDROMEDE Assez souvent le ciel par quelque fausse joie 620 Se plaît à prévenir les maux qu'il nous envoie. Du moins il m'a rendu quelques moments bien doux Par ce flatteur espoir que j'allais être à vous. Mais puisque ce n'était qu'une trompeuse attente, Gardez mon souvenir, et je mourrai contente. PHINEE Et vous mourrez contente ! Et j'ai pu mériter 625 Qu'avec contentement vous puissiez me quitter ! Détacher sans regret votre âme de la mienne ! Vouloir que je le voie, et que je m'en souvienne ! Et mon fidèle amour qui reçut votre foi Vous trouve indifférent entre la mort et moi ! 630 Oui, je m'en souviendrai, vous le voulez, Madame, J'accepte le supplice où vous livrez mon âme, Mais quelque peu d'amour que vous me fassiez voir, Le mien n'oubliera pas les lois de son devoir. Je dois malgré le sort, je dois malgré vous-même, 635 Si vous aimez si mal, vous montrer comme on aime, En faire reconnaître aux yeux qui m'ont charmé Que j'étais digne au moins d'être un peu mieux aimé. Vous l'avouerez bientôt, et j'aurai cette gloire, Qui dans tout l'avenir suivra notre mémoire, 640 Que pour se voir quitter avec contentement, Un amant tel que moi n'en est pas moins amant. ANDROMEDE C'est donc trop peu pour moi que des malheurs si proches, Si vous ne les croissez par d'injustes reproches ! Vous quitter sans regret ! Les Dieux m'en sont témoins 645 Que j'en montrerais plus si je vous aimais moins. C'est pour vous trop aimer que je parais tout autre : J'étouffe ma douleur pour n'aigrir pas la vôtre, Je retiens mes soupirs de peur de vous fâcher, Et me montre insensible afin de moins toucher. 650 Hélas ! si vous savez faire voir comme on aime, Du moins vous voyez mal quand l'amour est extrême, Oui, Phinée, et je doute, en courant à la mort, Lequel m'est plus cruel, ou de vous, ou du sort. PHINEE Hélas ! qu'il était grand quand je l'ai cru s'éteindre, 655 Votre amour, et qu'à tort ma flamme osait s'en plaindre ! Princesse, vous pouvez me quitter sans regret : Qu'un amant téméraire, et qui même a l'audace D'accuser votre amour quand vous lui faites grâce, 660 Mais pour moi, dont la perte est sans comparaison, Qui perds en vous perdant et lumière et raison, Je n'ai que ma douleur qui m'aveugle et me guide : Dessus toute mon âme elle seule elle préside, Elle y règne, et je cède entier à son transport, 665 Mais je ne cède pas aux caprices du sort. Que le Roi par scrupule à sa rigueur défère, Qu'une indigne équité le fasse injuste père, La Reine et mon amour sauront bien empêcher Qu'un choix si criminel ne coûte un sang si cher. 670 J'ose tout, je puis tout après un tel oracle. TIMANTE La Reine est hors d'état d'y joindre aucun obstacle : Surprise comme vous d'un tel événement Elle en a de douleur perdu tout sentiment, Et sans doute le Roi livrera la Princesse 675 Avant qu'on l'ait pu voir sortir de sa faiblesse. PHINEE Eh bien ! mon amour seul saura jusqu'au trépas, Malgré tous... ANDROMEDE Le Roi vient : ne vous emportez pas. Scène IV : Céphée, Phinée, Andromède, Persée, Timante, chœur des nymphes, suite du roi et de Phinée. CEPHEE Ma fille, si tu sais les nouvelles funestes De ce dernier effort des colères célestes, 680 Si tu sais de ton sort l'impitoyable cours, Qui fait le plus cruel du plus beau de nos jours, Epargne ma douleur, juges-en par sa cause, Et va sans me forcer à te dire autre chose. ANDROMEDE Seigneur, je vous l'avoue, il est bien rigoureux 685 De tout perdre au moment qu'on se doit croire heureux, Et le coup qui surprend un espoir légitime Porte plus d'une mort au cœur de la victime. Mais enfin il est juste, et je le dois bénir : La cause des malheurs les doit faire finir. 690 Le ciel, qui se repent sitôt de ses caresses, Verra plus de constance en moi qu'en ses promesses : Heureuse, si mes jours un peu précipités Satisfont à ces Dieux pour moi seule irrités, Si je suis la dernière à leur courroux offerte, 695 Si le salut public peut naître de ma perte ! Malheureuse pourtant de ce qu'un si grand bien Vous a déjà coûté d'autre sang que le mien, Et que je ne suis pas la première et l'unique Qui rende à votre Etat la sûreté publique ! PHINEE 700 Quoi, vous vous obstinez encore à me trahir ? ANDROMEDE Je vous plains, je me plains, mais je dois obéir. PHINEE Honteuse obéissance à qui votre amour cède ! CEPHEE Obéissance illustre, et digne d'Andromède ! Son nom comblé par là d'un immortel honneur... PHINEE 705 Je l'empêcherai bien, ce funeste bonheur. Andromède est à moi, vous me l'avez donnée, Le ciel pour notre hymen a pris cette journée, Vénus l'a commandé : qui me la peut ôter ? Le sort auprès des Dieux se doit-il écouter ? 710 Ah ! si j'en vois ici les infâmes ministres S'apprêter aux effets de ses ordres sinistres... CEPHEE Apprenez que le sort n'agit que sous les Dieux, Et souffrez comme moi le bonheur de ces lieux. Votre perte n'est rien au prix de ma misère : 715 Vous n'êtes qu'amoureux, Phinée, et je suis père. Il est d'autres objets dignes de votre foi, Mais il n'est point ailleurs d'autres filles pour moi. Songez donc mieux qu'un père à ces affreux ravages Que partout de ce monstre épandirent les rages. 720 Et n'en rappelez pas l'épouvantable horreur, Pour trop croire et trop suivre une aveugle fureur. PHINEE Que de nouveau ce monstre entré dessus vos terres Fasse à tous vos sujets d'impitoyables guerres, Le sang de tout un peuple est trop bien employé 725 Quand celui de ses rois en peut être payé, Et je ne connais point d'autre perte publique Que celle où vous condamne un sort si tyrannique. CEPHEE Craignez ces même Dieux qui président au sort. PHINEE Qu'entre eux-mêmes ces Dieux se montrent donc d'accord. 730 Quelle crainte après tout me pourrait y résoudre ? S'ils m'ôtent Andromède, ont-ils quelque autre foudre ? Il n'est plus de respect qui puisse rien sur moi. Andromède est mon sort, et mes Dieux, et mon roi, Punissez un impie, et perdez un rebelle, 735 Satisfaites le sort en m'exposant pour elle : J'y cours, mais autrement je jure ses beaux yeux, Et mes uniques rois, et mes uniques Dieux... Ici le tonnerre commence à rouler avec un si grand bruit, et accompagné d'éclairs redoublés avec tant de promptitude, que cette feinte donne de l'épouvante aussi bien que de l'admiration, tant elle approche du naturel. On voit cependant descendre Eole avec huit vents, dont quatre sont à ses deux côtés, en sorte toutefois que les deux plus proches sont portés sur le même nuage que lui, et les deux plus éloignés sont comme volants en l'air tout contre ce même nuage. Les quatre autres paraissent deux à deux au milieu de l'air sur les ailes du théâtre, deux à la main gauche et deux à la droite : ce qui n'empêche pas Phinée de continuer ses blasphèmes. Scène V : Eole, huit vents, Céphée, Phinée, Andromède, Persée, Timante, chœur des nymphes, suite du roi et de Phinée. CEPHEE Arrêtez, ce nuage enferme une tempête Qui peut-être déjà menace votre tête. 740 N'irritez plus les Dieux déjà trop irrités. PHINEE Qu'il crève, ce nuage, et que ces déités... CEPHEE Ne les irritez plus, vous dis-je, et prenez garde... PHINEE A trop les irriter qu'est-ce que je hasarde ? Que peut craindre un amant quand il voit tout perdu ? 745 Tombe, tombe sur moi leur foudre, s'il m'est dû ! Mais s'il est quelque main assez lâche et traîtresse Pour suivre leur caprice et saisir ma princesse, Seigneur, encore un coup, je jure ses beaux yeux, Et mes uniques rois, et mes uniques Dieux... EOLE, au milieu de l'air. 750 Téméraire mortel, n'en dis pas davantage, Tu n'obliges que trop les Dieux à te haïr : Quoique pense attente l'orgueil de ton courage, Ils ont trop de moyens pour se faire obéir. Connais-moi pour ton infortune, 755 Je suis Eole, roi des vents, Partez, mes orageux suivants, Faites ce qu'ordonne Neptune. Ce commandement d'Eole produit un spectacle étrange et merveilleux tout ensemble. Les deux vents qui étaient à ses côtés suspendus en l'air s'envolent, l'un à gauche et l'autre à droite ; deux autres remontent avec lui dans le ciel sur le même nuage qui les vient d'apporter ; deux autres, qui étaient à sa main gauche sur les ailes du théâtre, s'avancent au milieu de l'air, où ayant fait un tour, ainsi que deux tourbillons, ils passent au côté droit du théâtre, d'où ces derniers fondent sur Andromède et l'ayant saisie chacun par un bras, ils l'enlèvent de l'autre côté jusque dans les nues. ANDROMEDE O Ciel ! CEPHEE Ils l'ont saisie, et l'enlèvent en l'air. PHINEE Ah ! ne présumez pas ainsi me la voler : 760 Je vous suivrai partout malgré votre surprise. Scène VI : Céphée, Persée, suite du roi. PERSEE Seigneur, un tel péril ne veut point de remise, Mais espérez encor, je vole à son secours, Et vais forcer le sort à prendre un autre cours. CEPHEE Vingt amants pour Nérée en firent l'entreprise, 765 Mais il n'est point d'effort que ce monstre ne brise. Tous voulurent sauver ses attraits adorés, Tous furent avec elle à l'instant dévorés. PERSEE Le ciel aime Andromède, il veut son hyménée, Seigneur, et si les vents l'arrachent à Phinée, 770 Ce n'est que pour la rendre à quelque illustre époux Qui soit plus digne d'elle, et plus digne de vous : A quelque autre par là les Dieux l'ont réservé. Vous saurez qui je suis quand je l'aurai sauvée. Adieu : par des chemins aux hommes inconnus 775 Je vais mettre en effet l'oracle de Vénus. Le temps nous est trop cher pour le perdre en parole. CEPHEE Moi, qui ne puis former d'espérances frivoles, Pour ne point voir courir ce grand cœur au trépas, Je vais faire des vœux qu'on n'écoutera pas. ACTE TROISIEME DECORATION DU TROISIEME ACTE Il se fait ici une si étrange métamorphose qu'il semble qu'avant que de sortir de ce jardin Persée ait découvert une monstrueuse tête de Méduse qu'il porte partout sous son bouclier. Les myrtres et les jasmins qui le composaient sont devenus des rochers affreux, dont les masses inégalement escarpées et bossues suivent si parfaitement le caprice de la nature, qu'il semble qu'elle ait plus contribué que l'art à les placer ainsi des deux côtés du théâtre : c'est en quoi l'artifice de l'ouvrier est merveilleux, et se fait voir d'autant plus qu'il prend soin de se cacher. Les vagues s'emparent de toute la scène, à la réserve de cinq ou six pieds qu'elles laissent pour leur servir de rivage ; elles sont dans une agitation continuelle, et composent comme un golfe enfermé entre ces deux rangs de falaises ; on en voit l'embouchure se dégorger dans la pleine mer, qui paraît si vaste et d'une si grande étendue qu'on jurerait que les vaisseaux qui flottent près de l'horizon, dont la vue est bornée, sont éloignés de plus de six lieues de ceux qui le considèrent. Il n'y a personne qui ne juge que cet horrible spectacle est le funeste appareil de l'injustice des Dieux et du supplice d'Andromède ; aussi la voit-on au haut des nues, d'où les deux vents qui l'ont enlevée l'apportent avec impétuosité et l'attachent au pied d'un de ces rochers. Scène I : Andromède, au pied d'un rocher ; deux vents qui l'y attachent, Timante, chœur de peuple sur le rivage. TIMANTE 780 Allons voir, chers amis, ce qu'elle est devenue, La Princesse, et mourir s'il se peut à sa vue. CHŒUR La voilà que ces vents achèvent d'attacher, En infâmes bourreaux, à ce fatal rocher. TIMANTE Oui c'est elle sans doute. Ah ! l'indigne spectacle ! CHŒUR 785 Si le ciel n'est injuste, il lui doit un miracle. Les vents s'envolent. TIMANTE Il en fera voir un, s'il en croit nos désirs. ANDROMEDE O Dieux ! TIMANTE Avec respect écoutons ses soupirs, Et puissent les accents de ses premières plaintes Porter dans tous nos cœurs de mortelles atteintes ! ANDROMEDE 790 Affreuse image du trépas Qu'un triste honneur m'avait fardée, Surprenantes horreurs, épouvantable idée, Qui tantôt ne m'ébranliez pas, Que l'on vous conçoit mal quand on vous envisage 795 Avec un peu d'éloignement ! Qu'on vous méprise alors, qu'on vous brave aisément ! Mais que la grandeur du courage Devient d'un difficile usage Lorsqu'on touche au dernier moment ! 800 Ici seule, et de toutes parts A mon destin abandonnée, Ici je n'ai plus ni parents, ni Phinée, Sur qui détourner mes regards, L'attente de la mort de tout mon cœur s'empare, 805 Il n'a qu'elle à considérer ; Et quoi que ce monstre il s'ose figurer, Ma constance s'y prépare Le trouve d'autant plus barbare Qu'il diffère à me dévorer. 810 Etrange effet de mes malheurs ! Mon âme traînante, abattue, N'a qu'un moment à vivre, et ce moment me tue A force de vive douleurs. Ma frayeur a pour moi mille mortelles feintes, 815 Cependant que la mort me fuit : Je pâme au moindre vent, je meurs au moindre bruit, Et mes espérances éteintes N'attendent la fin de mes craintes Que du monstre qui les produit. 820 Qu'il tarde à suivre mes désirs ! Et que sa cruelle paresse A ce cœur dont ma flamme est encor la maîtresse Coûte d'amers et longs soupirs ! O toi, dont jusqu'ici la douleur m'a suivie, 825 Va-t-en, souvenir indiscret, Et cessant de me faire un entretient secret De ce prince qui m'a servie, Laisse-moi sortir de la vie Avec un peu moins de regret. 830 C'est assez que tout l'univers Conspire à faire mes supplices, Ne les redouble point, toi qui fus mes délices, En me montrant ce que je perds. Laisse-moi... Scène II : Cassiope, Andromède, Timante, chœur de peuple. CASSIOPE Me voici, qui seule ai fait le crime, 835 Me voici, justes Dieux, prenez votre victime ; S'il est quelque justice encore parmi vous, C'est à moi seule, à moi qu'est dû votre courroux. Punir les innocents, et laisser les coupables, Inhumains ! est-ce en être, est-ce en être capable ? 840 A moi tout le supplice, à moi tout le forfait. Que faites-vous, cruels ? qu'avez-vous presque fait ? Andromède est ici votre plus rare ouvrage, Andromède est ici votre plus digne image, Elle rassemble en soi vos attraits divisés : 845 On vous connaîtra moins si vous la détruisez. Ah ! je découvre enfin d'où provient tant de haine : Vous en êtes jaloux plus que je n'en fus vaine ; Si vous la laissiez vivre, envieux tout-puissants, Elle aurait plus que vous et d'autels et d'encens, 850 Chacun préférait le portrait au modèle, Et bientôt l'univers n'adorerait plus qu'elle. ANDROMEDE En l'état où je suis le sort m'est-il trop doux, Si vous ne me donnez de quoi craindre pour vous ? Faut-il encor ce comble à des malheurs extrêmes ? 855 Qu'espérez-vous, Madame, à force de blasphème ? CASSIOPE Attirer et leur monstre et leur foudre sur moi, Mais je ne les irrite, hélas ! que contre toi : Sur ton sang innocent retombent tous mes crimes, Seule tu leur tiens lieu de mille autres victimes, 860 Et pour punir ta mère ils n'ont, ces cruels Dieux, Ni monstre dans la mer, ni foudre dans les cieux. Aussi savent-ils bien que se prendre à ta vie, C'est percer de mon cœur la plus tendre partie. Que je souffre bien plus en te voyant périr, 865 Et qu'ils me feraient grâce en me faisant mourir. Ma fille, c'est donc là cet heureux hyménée, Cette illustre union par Vénus ordonnée, Qu'avecque tant de pompe il fallait préparer, Et que ces mêmes Dieux devaient tant honorer ! 870 Ce que nos yeux ont vu n'était-ce donc qu'un songe ? Déesse, ou ne vins-tu que pour dire un mensonge ? Nous aurais-tu parlé sans l'aveu du Destin ? Est-ce ainsi qu'à nos maux le ciel trouve une fin ? Est-ce ainsi qu'Andromède en reçoit les caresses ? 875 Si contre elle l'Envie émeut quelques déesses, L'Amour en sa faveur n'arme-t-il point les Dieux ? Sont-ils tous devenus, ou sans cœur, ou sans yeux ? Le maître souverain de toute la nature Pour de moindres beautés a changé de figure, 880 Neptune a soupiré pour de moindres appas, Elle en montre à Phœbus que Daphné n'avait pas, Et l'Amour en Psyché voyait bien moins de charmes, Quand pour elle il daigna se blesser de ses armes. Qui dérobe à tes yeux le droit de tout charmer, 885 Ma fille ? Au vif éclat qu'ils sèment dans la mer, Les tritons amoureux, malgré leurs Néréides, Devraient déjà sortir de leurs grottes humides, Aux fureurs de leur monstre à l'envi s'opposer, Contre ce même écueil eux-mêmes s'écraser, 890 Et des ses os brisés, de sa rage étouffée, Au pied de ton rocher t'élever ton trophée. ANDROMEDE, voyant le monstre venir. Renouveler le crime, est-ce pour les fléchir ? Vous hâtez mon supplice au lieu de m'affranchir. Vous appelez le monstre. Ah ! du moins à sa vue 895 Quittez la vanité qui m'a déjà perdue. Il n'est mortel ni dieu qui m'ose secourir. Il vient : consolez-vous, et me laisser mourir. CASSIOPE Je le vois, c'en est fait. Parais du moins, Phinée, Pour sauver la beauté qui t'était destinée, 900 Parais, il en est temps, viens en dépit des Dieux Sauver ton Andromède, ou périr à ses yeux. L'amour te le commande, et l'honneur t'en convie : Peux-tu, si tu la perds, aimer encor la vie ? ANDROMEDE Il n'a manque d'amour, ni manque de valeur, 905 Mais sans doute, Madame, il est mort de douleur, Et comme il a du cœur et sait que je l'adore, Il périrait ici, s'il respirait encore. CASSIOPE Dis plutôt que l'ingrat n'ose te mériter. Toi donc, qui plus que lui t'osais tantôt vanter, 910 Viens, amant inconnu, dont la haute origine, Si nous voulons t'en croire, est royale ou divine, Viens en donner la preuve, et par un prompt secours, Fais-nous voir quelle foi on donne à tes discours, Supplante ton rival par une illustre audace, 915 Viens à droit de conquête en occuper la place : Andromède est à toi si tu l'oses gagner. Quoi ? lâches, le péril vous la fait dédaigner ! Il éteint en tous deux ces flammes sans secondes ! Allons, mon désespoir, jusqu'au milieu des ondes 920 Faire servir l'effort de nos bras impuissants D'exemple et de reproche à leurs feux languissants, Faisons ce que tous deux devraient faire avec joie, Détournons sa fureur dessus une autre proie, Heureuse si mon sang la pouvait assouvir ! 925 Allons. Mais qui m'arrête ? Ah ! c'est mal me servir. On voit ici Persée descendre du haut des nues. Scène III : Andromède, attachée au rocher ; Persée, en l'air sur le cheval Pégase ; Cassiope, Timante et le chœur de peuple. TIMANTE, montrant Persée à Cassiope, et l'empêchant de se jeter à la mer. Courrez-vous à la mort quand on vole à votre aide ? Voyez par quels chemins on secourt Andromède. Quel héros, ou quel dieu sur ce cheval ailé... CASSIOPE Ah ! c'est cet inconnu par mes cris appelé, 930 C'est lui-même, Seigneur, que mon âme étonnée... PERSEE, en l'air sur le Pégase. Reine, voyez par là si je vaux bien Phinée, Si j'étais moins que lui digne de votre choix, Et si le sang des Dieux cède à celui des rois. CASSIOPE Rien n'égale, Seigneur, un amour si fidèle. 935 Combattez donc pour vous en combattant pour elle : Vous ne trouverez point de sentiments ingrats. PERSEE, à Andromède. Adorable princesse, avouez-en mon bras. CHŒUR DE MUSIQUE, cependant que Persée combat le monstre. Persée combat le monstre. Courage, enfant des Dieux ! elle est votre conquête, Et jamais amant ni guerrier 940 Ne vit ceindre sa tête D'un si beau myrtre ou d'un si beau laurier. UNE VOIX, seule. Andromède est le prix de votre qui suit votre victoire : Combattez, combattez, Et vos plaisirs et votre gloire 945 Rendront jaloux les Dieux dont vous sortez. LE CHŒUR, répète. Courage, enfant des Dieux ! elle est votre conquête, Et jamais amant ni guerrier Ne vit ceindre sa tête D'un si beau myrtre ou d'un si beau laurier. TIMANTE, à la Reine. 950 Voyez de quel effet notre attente est suivie, Madame, elle est sauvée, et le monstre est sans vie. PERSEE, ayant tué le monstre. Rendez grâces au dieu qui m'en a fait vainqueur. CASSIOPE O ciel ! que ne puis-je assez ouvrir mon cœur ! L'oracle de Vénus enfin s'est fait entendre : 955 Voilà ce dernier choix qui nous devait tout rendre, Et vous êtes, Seigneur, l'incomparable époux Par qui le sang des Dieux se doit joindre avec nous. Ne pense plus, ma fille, à ton ingrat Phinée : C'est à ce grand héros que le sort t'a donnée, 960 C'est pour lui que le ciel te destine aujourd'hui, Il est digne de toi, rends-toi digne de lui. PERSEE Il faut la mériter par mille autres services, Un peu d'espoir suffit pour de tels sacrifices. Princesse, cependant quittez ces tristes lieux, 965 Pour rendre à votre cour tout l'éclat de vos yeux. Ces vents, ces mêmes vents qui vous ont enlevés, Vont rendre de tout point ma victoire achevée : L'ordre que leur prescrit mon père Jupiter Jusqu'en votre palais les force à vous porter, 970 Les force à vous remettre où tantôt leur surprise... ANDROMEDE D'une frayeur mortelle à peine encor remise, Pardonnez, grand héros, si mon étonnement N'a pas la liberté d'aucun remerciement. PERSEE Venez, tyrans des mers, réparer votre crime, 975 Venez restituer cette illustre victime, Méritez votre grâce, impétueux mutins, Par votre obéissance au maître des destins. Les vents obéissent aussitôt à ce commandement de Persée, et on les voit en un moment détacher cette princesse, et la rapporter par-dessus les flots jusqu'aux lieux d'où ils l'avaient apportée au commencement de cet acte. En même temps, Persée revole en haut sur son cheval ailé ; et, après avoir fait un caracol admirable au milieu de l'air, il tire du même côté qu'on a vu disparaître la Princesse : tandis qu'il vole, tout le rivage retentit des cris de joie et de chants de victoire. CASSIOPE, voyant Persée revoler en haut après sa victoire. Peuple, qu'à pleine voix l'allégresse publique Après un tel miracle en triomphe s'explique, 980 Et fasse retentir sur ce rivage heureux L'immortelle valeur d'un bras si généreux. CHŒUR Le monstre est mort, crions victoire, Victoire tous, victoire à pleine voix ; Que nos campagnes et nos bois 985 Ne résonnent que de sa gloire. Princesse, elle vous donne enfin l'illustre époux Qui seul était digne de vous. Vous êtes sa digne conquête. Victoire tous, victoire à son amour ! 990 C'est lui qui nous rend ce beau jour, C'est lui qui calme la tempête ; Et c'est lui qui vous donne enfin l'illustre époux Qui seul était digne de vous. CASSIOPE, après que Persée est disparu. Dieux ! j'étais sur ces bords immobile de joie. 995 Allons voir où ces vents ont reporté leur proie, Embrasser ce vainqueur, et demander au Roi L'effet du juste espoir qu'il a reçu de moi. Scène IV : Cymodoce, Ephyre, Cydippe. Ces trois néréides s'élèvent du milieu des flots. CYMODOCE Ainsi notre colère est de tout point bravée, Ainsi notre victime à nos yeux enlevée 1000 Va croître les douceurs de ses contentements Par le juste mépris de nos ressentiments. EPHYRE Toute notre fureur, toute notre vengeance Semble avec son destin être d'intelligence, N'agir qu'en sa faveur, et ses plus rudes coups 1005 Ne font que lui donner un plus illustre époux. CYDIPPE Le sort, qui jusqu'ici nous a donné le change, Immole à ses beautés le monstre qui nous venge ; Du même sacrifice, et dans le même lieu, De victime qu'elle est, elle en devient le dieu. 1010 Cessons dorénavant, cessons d'être immortelles, Puisque les immortels trahissent nos querelles, Qu'une beauté commune est plus chère à leurs yeux, Car son libérateur est sans doute un des Dieux. Autre qu'un dieu n'eût pu nous ôter cette proie, 1015 Autre qu'un dieu n'eût pu prendre une telle voie, Et ce cheval ailé fût péri mille fois, Avant que de voler sous un indigne poids. CYMODOCE Oui, c'est sans doute un dieu qui vient de la défendre, Mais il n'est pas, mes sœurs, encor temps de nous rendre, 1020 Et puisqu'un dieu pour elle ose nous outrager, Il faut trouver aussi des dieux à nous venger. Du sang de notre monstre encore toutes teintes, Au palais de Neptune allons porter nos plaintes, Lui demander raison de l'immortel affront 1025 Qu'une telle défaite imprime à notre front. CYDIPPE Je crois qu'il nous prévient, les ondes en bouillonnent, Les conques des tritons des ces rochers résonnent, C'est lui-même, parlons. Scène IV : Neptune, les trois Néréides. NEPTUNE, dans son char formé d'une grande conque de nacre, et tiré par deux chevaux marins. Je sais vos déplaisirs, Mes filles, et je viens au bruit de vos soupirs, 1030 De l'affront qu'on vous fait plus que vous en colère. C'est moi que tyrannise un superbe de frère, Qui dans mon propre Etat m'osant faire la loi, M'envoie un de ses fils pour triompher de moi. Qu'il règne dans le ciel, qu'il règne sur la terre, 1035 Qu'il gouverne à son gré l'éclat de son tonnerre, Que même du Destin il soit indépendant, Mais qu'il me laisse à moi gouverner mon trident. C'est bien assez pour lui d'un si grand avantage, Sans me venir braver encor dans mon partage. 1040 Après cet attentat sur l'empire des mers, Même honte à leur tour menace les enfers. Aussi leur souverain prendra notre querelle : Je vais l'intéresser avec Junon pour elle, Et tous les trois, assemblant notre pouvoir en un, 1045 Nous saurons bien dompter notre tyran commun. Adieu, consolez-vous, nymphes trop outragées, Je périrai moi-même ou vous serez vengées, Et j'ai su du Destin, qui se lie avec nous, Qu'Andromède ici-bas n'aura jamais d'époux. Il fond au milieu de la mer. CYMODOCE 1050 Après le doux espoir d'une telle promesse, Reprenons, chères sœurs, une entière allégresse. Les Néréides se plongent aussi dans la mer. ACTE QUATRIEME DECORATION DU QUATRIEME ACTE Les vagues fondent sous le théâtre, et ces hideuses masses de pierres dont elles battaient le pied font place à la magnificence d'un palais royal. On ne le voit pas tout entier, on n'en voit que le vestibule, ou plutôt la grande salle, qui doit servir aux noces de Persée et d'Andromède. Deux rangs de colonne de chaque côté, l'un de rondes, l'autre de carrées, en font les ornements : elles sont enrichies de statues de marbre blanc d'une grandeur naturelle, et leurs bases, corniches, amortissements, étalent tout ce que peut la justesse de l'architecture. Le frontispice suit le même ordre, et par trois portes dont il est percé, il fait voir trois allées de cyprès où l'œil s'enfonce à perte de vue. Scène I : Andromède, Persée, chœur de nymphes, suite de Persée. PERSEE Que me permettez-vous, Madame, d'espérer ? Mon amour jusqu'à vous a-t-il lieu d'aspirer ? Et puis-je, en cette illustre et charmante journée, 1055 Prétendre jusqu'au cœur que possédait Phinée ? ANDROMEDE Laissez-moi l'oublier, puisqu'on me donne à vous, Et s'il l'a possédé, n'en soyez pas jaloux. Le choix du Roi l'y mit, le choix du Roi l'en chasse, Ce même choix du Roi vous y donne sa place, 1060 N'exigez rien de plus : je ne sais point haïr, Je ne sais point aimer, mais je sais obéir. Je sais porter ce cœur à tout ce qu'on m'ordonne, Il suit aveuglément la main qui vous le donne, De sorte, grand héros, qu'après le choix du Roi, 1065 Ce que vous demandez est plus à vous qu'à moi. PERSEE Que je puisse abuser ainsi de sa puissance, Hasarder vos plaisirs sur votre obéissance, Et de libérateur de vos rares beautés M'élever en tyran dessus vos volontés ! 1070 Princesse, mon bonheur vous aurait mal servie, S'il vous faisait esclave en vous rendant la vie, Et s'il n'avait sauvé des jours si précieux Que pour les attacher sous un joug odieux. C'est aux courages bas, c'est aux amants vulgaires, 1075 A faire agir pour eux l'autorité des pères. Souffrez à mon amour des chemins différents. J'ai vu parler pour moi les Dieux et vos parents, Je sens que mon espoir s'enfle de leur suffrage ; Mais je n'en veux enfin tirer autre avantage 1080 Que de pouvoir ici faire hommage à vos yeux Du choix de vos parents et du vouloir des Dieux. Ils vous donnent à moi, je vous rends à vous-même, Et comme enfin c'est vous, et non pas moi que j'aime, J'aime mieux m'exposer à perdre un bien si doux 1085 Que de vous obtenir d'un autre que de vous. Je garde cet espoir, et hasarde le reste, Et me soit votre choix ou propice ou funeste, Je bénirais l'arrêt qu'en feront vos désir, Si ma mort vous épargne un peu de déplaisirs. 1090 Remplissez mon espoir ou trompez mon attente, Je mourrai sans regret, si vous vivez contente, Et mon trépas n'aura que d'aimables moments, S'il vous ôte un obstacle à vos contentements. ANDROMEDE C'est trop d'être vainqueur dans la même journée 1095 Et de ma retenue et de ma destinée. Après que par le Roi vos vœux sont exaucés, Vous parler d'obéir c'était vous dire assez, Mais vous voulez douter, afin que je m'explique, Et que votre victoire en devienne publique. 1100 Sachez donc... PERSEE Non, Madame : où j'ai tant d'intérêt, Ce n'est pas devant moi qu'il faut faire l'arrêt. L'excès de vos bontés pourrait en ma présence Faire à vos sentiments un peu de violence. Ce bras vainqueur du monstre, et qui vous rend le jour, 1105 Pourrait en ma faveur séduire votre amour, La pitié de mes maux pourrait même surprendre Ce cœur trop généreux pour s'en vouloir défendre, Et le moyen qu'un cœur ou séduit ou surpris Fût juste en ses faveurs, ou juste en ses mépris ? 1110 De tout ce que j'ai fait ne voyez que ma flamme, De tout ce qu'on vous dit ne croyez que votre âme, Ne me répondez point, et consultez la bien, Faites votre bonheur sans aucun soin du mien. Je lui voudrais du mal s'il retranchait du vôtre, 1115 S'il vous pouvait coûter un soupir pour quelqu'autre, Et si quittant pour moi quelques destins meilleurs, Votre devoir laissait votre tendresse ailleurs. Je vous le dis encor dans ma plus douce attente, Je mourrai trop content si vous vivez contente, 1120 Et si l'heur de ma vie ayant sauvé vos jours, La gloire de ma mort assure vos amours. Adieu : je vais attendre ou triomphe ou supplice, L'un comme effet de grâce, et l'autre de justice. ANDROMEDE A ces profonds respects qu'ici vous me rendez 1125 Je ne réplique point, vous me le défendez. Moi quoique votre amour me condamne au silence, Je vous dirai, Seigneur, malgré votre défense, Qu'un héros tel que vous ne saurait ignorer Qu'ayant tout mérité, l'on doit tout espérer. Scène II : Andromède, chœur de nymphes. ANDROMEDE 1130 Nymphes, l'auriez-vous cru, qu'en moins d'une journée J'aimasse de la sorte un autre que Phinée ? Le Roi l'a commandé, mais de mon sentiment Je m'offrais en secret à son commandement. Ma flamme impatiente invoquait sa puissance, 1135 Et courait au-devant de mon obéissance. Je fais plus : au seul nom de mon premier vainqueur, L'amour à la colère abandonne mon cœur, Et ce captif rebelle, ayant brisé sa chaîne, Va jusques au dédain, s'il ne passe à la haine. 1140 Que direz-vous d'un change et si prompt et si grand, Qui dans ce même cœur moi-même me surprend ? AGLANTE Que pour faire un bonheur promis par tant d'oracles, Cette grande journée est celle des miracles, Et qu'il n'est pas besoin aux Dieux de plus d'effort 1145 A changer votre cœur qu'à changer votre sort. Cet empire absolu qu'ils ont dessus nos âmes Eteint comme il leur plaît et rallume nos flammes, Et verse dans nos cœurs, pour se faire obéir, Des principes secrets d'aimer et de haïr. 1150 Nous en voyions au vôtre en cette haute estime Que vous nous témoigniez pour ce bras magnanime ; Au défaut de l'amour que Phinée emportait, Il lui donnait dès lors tout ce qu'il lui restait. Dès lors ces mêmes Dieux, dont l'ordre s'exécute, 1155 Le penchaient du côté qu'ils préparaient sa chute, Et cette haute estime attendant ce beau jour N'était qu'un beau degré pour monter à l'amour. CEPHALIE Un digne amour succède à cette haute estime : Si je puis toutefois vous le dire sans crime, 1160 C'est hasarder beaucoup que croire entièrement L'impétuosité d'un si prompt changement. Comme pour vous Phinée eut toujours quelques charmes, Peut-être il lui faut qu'un soupir et deux larmes Pour dissiper un peu de cette avidité 1165 Qui d'un si gros torrent suit la rapidité. Deux amants qui sépare une légère offense Rentrent d'un seul coup d'œil en pleine intelligence. Vous reverrez en lui ce qui le fit aimer, Les mêmes qualités qu'il vous plut estimer... ANDROMEDE 1170 Et j'y verrai de plus cette âme lâche et basse Jusqu'à m'abandonner à toute ma disgrâce, Cet ingrat trop aimé qui n'osa me sauver, Qui me voyant périr, voulut se conserver, Et qui crut s'être acquitté devant ce que nous sommes 1175 En querellant les Dieux et menaçant les hommes. S'il eût... Mais le voici : voyons si ses discours Rompront de ce torrent ou grossiront le cours. Scène III : Andromède, Phinée, Ammon, chœur de nymphes, suite de Phinée. PHINEE Sur un bruit qui m'étonne, et que je ne puis croire, Madame, mon amour, jaloux de votre gloire, 1180 Vient savoir s'il est vrai que vous soyez d'accord, Par un change honteux, de l'arrêt de ma mort. Je ne suis point surpris que le Roi, que la Reine, Suivent les mouvements d'une faiblesse humaine : Tout ce qui me surprend, ce sont vos volontés. 1185 On vous donne à Persée, et vous y consentez ! Et toute votre foi demeure sans défense, Alors que de mon bien on fait sa récompense ! ANDROMEDE Oui, j'y consens, Phinée, et j'y dois consentir, Et quel que soit ce bien qu'il a su garantir, 1190 Sans vous faire injustice on en fait son salaire, Quand il a fait pour moi ce que vous deviez faire. De quel front osez-vous me nommer votre bien, Vous qu'on a vu tantôt n'y prétendre plus rien ? Quoi ? vous consentirez qu'un monstre me dévore, 1195 Et ce monstre étant mort je suis à vous encore ! Quand je sors de péril vous revenez à moi ! Vous avez de l'amour, et je vous dois ma foi ! C'était de sa fureur qu'il me fallait défendre, Si vous vouliez garder quelque droit d'y prétendre : 1200 Ce demi-dieu n'a fait, quoi que vous prétendiez, Que m'arracher au monstre à qui vous me cédiez. Quittez donc cette vaine et téméraire idée ; Ne me demandez plus, quand vous m'avez cédée. Ce doit être pour vous même chose aujourd'hui, 1205 Ou de me voir au monstre, ou de me voir à lui. PHINEE Qu'ai-je oublié pour vous de ce que j'ai pu faire ? N'ai-je pas des Dieux même attiré la colère ? Lorsque je vis Eole armé pour m'en punir, Fut-il en mon pouvoir de vous mieux retenir ? 1210 N'eurent-ils pas besoin d'un éclat de tonnerre, Ses ministres ailés, pour me jeter à terre ? Et voyant mes efforts avorter sans effets, Quels pleurs n'ai-je versés, et quels vœux n'ai-je faits ? ANDROMEDE Vous avez donc pour moi daigné verser des larmes, 1215 Lorsque pour me défendre un autre a pris les armes ! Et dedans mon péril vos sentiments ingrats S'amusaient à des vœux quand il fallait des bras ! PHINEE Que pouvais-je de plus, ayant vu pour Nérée De vingt amants armés la troupe dévorée ? 1220 Devais-je encor promettre un succès à ma main, Qu'on voyait au-dessus de tout l'effort humain ? Devais-je me flatter de l'espoir d'un miracle ? ANDROMEDE Vous deviez l'espérer sur la foi d'un oracle : Le ciel l'avait promis par un arrêt si doux ! 1225 Il l'a fait par un autre, et l'aurait fait par vous. Mais quand vous auriez cru votre perte assurée, Du moins ces vingt amants dévorés pour Nérée Vous laissaient un exemple et noble et glorieux, Si vous n'eussiez pas craint de périr à mes yeux. 1230 Ils voyaient dans leur mort la même certitude, Mais avec plus d'amour et moins d'ingratitude, Tous voulurent mourir pour leur objet mourant. Que leur amour du vôtre était bien différent ! L'effort de leur courage a produit vos alarmes, 1235 Vous a réduit aux vœux, vous a réduit aux larmes, Et quoique plus heureuse en un semblable sort, Je vois d'un œil jaloux la gloire de sa mort. Elle avait vingt amants qui voulurent la suivre, Et je n'en avais qu'un, qui m'a voulu survivre. 1240 Encor ces vingt amants qui vous ont alarmé, N'étaient pas tous aimés, et vous étiez aimé : Ils n'avaient la plupart qu'une faible espérance, Et vous aviez, Phinée, une entière assurance, Vous possédiez mon cœur, vous possédiez ma foi, 1245 N'était-ce point assez pour mourir avec moi ? Pouviez-vous... PHINEE Ah ! de grâce, imputez-moi, Madame, Les crimes les plus noirs dont soit capable une âme, Mais ne soupçonnez point ce malheureux amant De vous pouvoir jamais survivre un seul moment. 1250 J'épargnais à vos yeux un funeste spectacle, Où mes bras impuissants n'avaient pu mettre obstacle, Et tenais ma main prête à servir ma douleur Au moindre et premier bruit qu'eût fait votre malheur. ANDROMEDE Et vos respects trouvaient une digne matière 1255 A me laisser l'honneur de périr la première ! Ah ! c'était à mes yeux qu'il fallait y courir, Si vous aviez pour moi cette ardeur de mourir. Vous ne me deviez pas envier cette joie De voir offrir au monstre une première proie, 1260 Vous m'auriez de la mort adouci les horreurs, Vous m'auriez fait du monstre adorer les fureurs, Et lui voyant ouvrir ce gouffre épouvantable, Je l'aurais regardé comme un port favorable, Comme un vivant sépulcre où mon cœur amoureux 1265 Eût brûlé de rejoindre un amant généreux. J'aurais désavoué la valeur de Persée, En me sauvant la vie il m'aurait offensée, Et de ce même bras qu'il m'aurait conservé Je vous immolerais ce qu'il m'aurait sauvé. 1270 Ma mort aurait déjà couronné votre perte, Et la bonté du ciel ne l'aurait pas soufferte. C'est à votre refus que les Dieux ont remis En de plus dignes mains ce qu'ils m'avaient promis. Mon cœur eût mieux aimé la tenir de la vôtre, 1275 Mais je vis par un autre et vivrai pour un autre. Vous n'avez aucun lieu d'en devenir jaloux, Puisque sur ce rocher, j'étais morte pour vous. Qui pouvait le souffrir peut me voir sans envie Vivre pour un héros de qui je tiens la vie, 1280 Et quand l'amour encor me parlerait pour lui, Je ne puis disposer des conquêtes d'autrui. Adieu. Scène IV : Phinée, Ammon, suite de Phinée. PHINEE Vous voulez donc que j'en fasse la mienne, Cruelle, et que ma foi de mon bras vous obtienne ? Eh bien ! nous l'irons voir, ce bienheureux vainqueur, 1285 Qui triomphant d'un monstre, a dompté votre cœur. C'était trop peu pour lui d'une seule victoire, S'il n'eût dedans ce cœur triomphé de ma gloire ! Mais si sa main au monstre arrache un bien si cher, La mienne à son bonheur saura bien l'arracher, 1290 Et vainqueur de tous deux en une seule tête, De ce qui fut mon bien je ferai ma conquête. La force me rendra ce que ne peut l'amour. Allons-y, chers amis, et montrons dès ce jour... AMMON Seigneur, auparavant d'une âme plus remise 1295 Daignez voir le succès d'une telle entreprise. Savez-vous que Persée est fils de Jupiter, Et qu'ainsi vous avez le foudre à redouter ? PHINEE Je sais que Danaé fut son indigne mère : L'or qui plut dans son sein l'y forma adultère, 1300 Mais le pur sang des rois n'est pas moins précieux Ni moins chéri du ciel que les crimes des Dieux. AMMON Mais vous ne savez pas, Seigneur, que son épée De l'horrible Méduse a la tête coupée, Que sous son bouclier il la porte en tous lieux, 1305 Et que c'est fait de vous, s'il en frappe vos yeux. PHINEE On dit que ce prodige est pire qu'un tonnerre, Qu'il ne faut que le voir pour n'être plus que pierre, Et que naguère Atlas, qui ne s'en put cacher, A cet aspect fatal devint un grand rocher. 1310 Soit une vérité, soit un conte, n'importe ; Si la valeur le peut, que le nombre l'emporte. Puisqu'Andromède enfin voulait me voir périr, Ou triompher d'un monstre afin de l'acquérir, Que fière de se voir l'objet de tant d'oracles, 1315 Elle veut que pour elle on fasse des miracles, Cette tête est un monstre aussi bien que celui Dont cet heureux rival la délivre aujourd'hui, Et nous aurons ainsi dans un seul adversaire Et monstres à combattre, et miracles à faire. 1320 Peut-être quelques Dieux prendront notre parti, Quoique de leur monarque il se dise sorti, Et Junon pour le moins prendra notre querelle Contre l'amour furtif d'un époux infidèle. Junon se fait voir dans un char superbe, tiré par deux paons, et si bien enrichi, qu'il paraît digne de l'orgueil de la déesse qui s'y fait porter. Elle se promène au milieu de l'air, dont nos poètes lui attribuent l'empire, et y fait plusieurs tours, tantôt à droite et tantôt à gauche, cependant qu'elle assure Phinée de sa protection. Scène V : Junon, dans son char, au milieu de l'air ; Phinée, Ammon, suite de Phinée. JUNON N'en doute point, Phinée, et cesse d'endurer. PHINEE 1325 Elle-même paraît pour nous en assurer. JUNON Je ne serai pas seule : ainsi que moi Neptune S'intéresse en ton infortune ; Et déjà la noire Alecton, Du fond des enfers déchaînée, 1330 A par les ordres de Pluton, De mille cœurs pour toi la fureur mutinée : Fort de tant de seconds, ose, et sers mon courroux Contre l'indigne sang de mon perfide époux. PHINEE Nous te suivons, Déesse, et dessous tes auspices 1335 Nous franchirons sans peur les plus noirs précipices. Que craindrons-nous, amis ? Nous avons dieux pour Dieux, Oracle pour oracle, et la faveur des cieux, D'un contre-poids égal dessus nous balancée, N'est pas entièrement du côté de Persée. JUNON 1340 Je te le dis encore, ose, et sers mon courroux Contre l'indigne sang de mon perfide époux. AMMON Sous tes commandements nous y courons, Déesse, Le cœur plein d'espérance, et l'âme d'allégresse. Allons, Seigneur, allons assembler vos amis, 1345 Courons au grand succès qu'elle vous a promis : Aussi bien le Roi vient, il faut quitter la place, De peur... PHINEE Non, demeurez pour voir ce qui se passe, Et songez à m'en faire un fidèle rapport, Tandis que je m'apprête à cet illustre effort. Scène VI : Céphée, Cassiope, Andromède, Persée, Ammon, Timante, chœur de peuple. TIMANTE 1350 Seigneur, le souvenir des plus âpres supplices, Quand un tel bien les suit, n'a jamais que délices. Si d'un mal sans pareil nous vous vîmes surpris, Nous bénissons le ciel d'un tel mal à ce prix, Et voyant quel époux il donne à la Princesse, 1355 La douleur s'en termine en ces chants d'allégresse. CHŒUR, chante. Vivez, vivez, heureux amants, Dans les douceurs que l'amour vous inspire ; Vivez heureux, et vivez si longtemps, Qu'au bout d'un siècle entier on puisse encor vous dire : 1360 << Vivez, heureux amants. >> Que les plaisirs les plus charmants Fasse les jours d'une si belle vie ; Qu'ils soient sans tache, et que tous leurs moments Fassent redire même à la voix de l'Envie : 1365 << Vivez, heureux amants. >> Que les peuples les plus puissants Dans nos souhaits à pleins vœux nous secondent ; Qu'aux Dieux pour vous ils prodiguent l'encens, Et des bouts de la terre à l'envi nous répondent : 1370 << Vivez, heureux amants. >> CEPHEE Allons, amis, allons dans ce comble de joie, Rendre grâces au ciel de l'heur qu'il nous envoie. Allons dedans le temple avecque mille vœux De cet illustre hymen achever les beaux nœuds. 1375 Allons sacrifier à Jupiter son père, Le prier de souffrir ce que nous pensons faire, Et ne s'offenser pas que ce noble lien Fasse un mélange heureux de son sang et du mien. CASSIOPE Souffrez qu'auparavant par d'autres sacrifices 1380 Nous nous rendions des eaux les déités propices. Neptune est irrité ; les nymphes de la mer Ont de nouveaux sujets encor de s'animer, Et comme mon orgueil fit naître leur colère, Par mes submissions je dois les satisfaire. 1385 Sur leurs sables, témoins de tant de vanités, Je vais sacrifier à leurs divinités, Et conduisant ma fille à ce même rivage, De ces mêmes beautés leur rendre un plein hommage, Joindre nos vœux au sang des taureaux immolés, 1390 Puis nous vous rejoindrons au temple où vous allez. PERSEE Souffrez qu'en même temps de ma fière marâtre Je tâche d'apaiser la haine opiniâtre, Qu'un pareil sacrifice et de semblables vœux Tirent d'elle l'aveu qui peut me rendre heureux. 1395 Vous savez que Junon à ce lien préside, Que sans elle l'hymen marche d'un pied timide, Et que sa jalousie aime à persécuter Quiconque ainsi que moi sort de son Jupiter. CEPHEE Je suis ravi de voir qu'au milieu de vos flammes 1400 De si dignes respects règnent dessus vos âmes. Allez, j'immolerai pour vous à Jupiter, Et je ne vois plus rien enfin à redouter. Des dieux les moins bénins l'éternelle puissance Ne veut de nous qu'amour et que reconnaissance, 1405 Et jamais leur courroux ne montre de rigueurs Que n'abatte aussitôt l'abaissement des cœurs. ACTE CINQUIEME DECORATION DU CINQUIEME ACTE L'architecte ne s'est pas épuisé en la structure de ce palais royal. Le temple qui lui succède a tant davantage sur lui, qu'il fait mépriser ce qu'on admirait : aussi est-il juste que la demeure des Dieux l'emporte sur celle des hommes, et l'art du sieur Torelli est ici d'autant plus merveilleux qu'il fait paraître une grande diversité en ces deux décorations, quoiqu'elles soient presque la même chose. On voit encore en celle-ci deux rangs de colonnes comme en l'autre, mais d'un ordre si différent, qu'on n'y remarque aucun rapport. Celles-ci sont de porphyre, et tous les accompagnements qui les soutiennent et qui les finissent, de bronze ciselé, dont la gravure représente quantité de dieux et de déesses. La réflexion des lumières sur ce bronze en fait sortir un jour tout extraordinaire. Un grand et superbe dôme couvre le milieu de ce temple magnifique ; il est partout enrichi du même métal, et au devant de ce dôme, l'artifice de l'ouvrier jette une galerie toute brillante d'or et d'azur. Le dessous de cette galerie laisse voir le dedans du temple par trois portes d'argent ouvragées à jour : on y verrait Céphée sacrifiant à Jupiter pour le mariage de sa fille, n'était que l'attention que les spectateurs prêteraient à ce sacrifice les détournerait de celle qu'ils doivent à ce qui se passe dans le parvis que représente le théâtre. Scène I : Phinée, Ammon. AMMON Vos amis rassemblés brûlent tous de vous suivre, Et Junon dans son temple entre vos mains le livre. Ce rival, presque seul au pied de son autel, 1410 Semble attendre à genoux l'honneur d'un coup mortel. Là, comme la Déesse agréera la victime, Plus les lieux seront saints, moindre en sera le crime, Et son aveu changeant de nom à l'attentat, Ce sera sacrifice au lieu d'assassinat. PHINEE 1415 Que me sert que Junon, que Neptune propice, Que tous les Dieux ensemble aiment ce sacrifice, Si la seule déesse à qui je fais des vœux Ne m'en voit que d'un œil d'autant plus rigoureux, Et si ce coup, sensible au cœur de l'inhumaine, 1420 D'un injuste mépris fait une juste haine ? Ami, quelque fureur qui puisse m'agiter, Je cherche à l'acquérir, et non à l'irriter, Et m'immoler l'objet de sa nouvelle flamme, Ce n'est pas le chemin de rentrer dans son âme. AMMON 1425 Mais, Seigneur, vous touchez à ce moment fatal Qui pour jamais la donne à cet heureux rival. En cette extrémité que prétendez-vous faire ? PHINEE Tout hormis l'irriter, tout hormis lui déplaire : Soupirer à ses pieds, pleurer à ses genoux, 1430 Trembler devant sa haine, adorer son courroux. AMMON Quittez, quittez, Seigneur, un respect si funeste, Otez-vous ce rival, et hasardez le reste. En dût-elle à jamais dédaigner vos soupirs, La vengeance à elle seule a de si doux plaisirs... PHINEE 1435 N'en cherchons les douceurs, ami, que les dernières. Rarement un amant les peut goûter entières, Et quand de sa vengeance elles sont tout le fruit, Ce sont fausses douceurs que l'amertume suit. La mort de son rival, les pleurs de son ingrate, 1440 Ont bien je ne sais quoi qui dans l'abord le flatte, Mais de ce cher objet s'en voyant plus haï, Plus il s'en est flatté, plus il s'en croit trahi. Sous d'éternels regrets son âme est abattue, Et sa propre vengeance incessamment le tue. 1445 Ce n'est pas que je veuille enfin la négliger : Si je ne puis fléchir, je cours à me venger, Mais souffre à mon amour, mais souffre à ma faiblesse Encore un peu d'effort auprès de ma princesse. Un amant véritable espère jusqu'au bout, 1450 Tant qu'il voit un moment qui peut lui rendre tout. L'inconstante, peut-être encor tout étonnée, N'était pas bien à soi quand elle s'est donnée ; Et la reconnaissance a fait plus que l'amour En faveur d'une main qui lui rendait le jour. 1455 Au sortir du péril, pâle encore et tremblante, L'image de la mort devant les yeux errante, Elle a cru tout devoir à son libérateur, Mais souvent le devoir ne donne pas le cœur. Il agit rarement sous un peu d'imposture, 1460 Et fait peu de présents dont ce cœur ne murmure. Peut-être, ami, peut-être après ce grand effroi Son amour en secret aura parlé pour moi : Les traits mal effacés de tant d'heureux services, Les douceurs d'un beau feu qui furent ses délices, 1465 D'un regret amoureux touchant son souvenir, Auront en ma faveur surpris quelque soupir, Qui s'échappant d'un cœur qu'elle force à ma perte, M'en aura pu laisser la porte encore ouverte. Ah ! si ce triste hymen se pouvait éloigner ! AMMON 1470 Quoi ! vous voulez encor vous faire dédaigner ? Sous ce honteux espoir votre fureur se dompte ? PHINEE Que veux-tu ? ne sois point le témoin de ma honte : Andromède revient, va trouver nos amis, Va préparer leurs bras à ce qu'ils m'ont promis. 1475 Ou mes nouveaux respects fléchiront l'inhumaine, Ou ses nouveaux mépris animeront ma haine, Et tu verras mes feux, changés en juste horreur, Armer mes désespoirs, et hâter ma fureur. AMMON Je vous plains, mais enfin j'obéis, et vous laisse. Scène II : Cassiope, Andromède, Phinée suite de la reine. PHINEE 1480 Une seconde fois, adorable princesse, Malgré de vos rigueurs l'impérieuse loi... ANDROMEDE Quoi, vous voyez la Reine, et vous parlez à moi ! PHINEE C'est de vous seule aussi que j'ai droit de me plaindre : Je serais trop heureux de la voir vous contraindre, 1485 Et n'accuserais plus votre infidélité, Si vous vous excusiez sous son autorité. Au nom de cette amour autrefois si puissante, Aidez un peu la mienne à vous faire innocente : Dites-moi que votre âme à regret obéit, 1490 Qu'un rigoureux devoir malgré vous me trahit, Donnez-moi lieu de dire : << Elle-même elle en pleure, Elle change forcée, et son cœur me demeure >> ; Et soudain, de la Reine embrassant les genoux, Vous m'y verrez mourir sans me plaindre de vous. 1495 Mais que lui puis-je, hélas ! demander pour remède, Quand la main qui me tue est celle d'Andromède, Et que son cœur léger ne court au changement Qu'avec la vanité d'y courir justement ? CASSIOPE Et quel droit sur ce cœur pouvait garder Phinée, 1500 Quand Persée a trouvé la place abandonnée, Et n'a fait autre chose, en prenant son parti, Que s'emparer d'un lieu dont vous étiez sorti ? Mais sorti, le dirai-je, et pourrez-vous l'entendre ? Oui, sorti lâchement, de peut de le défendre. 1505 Ainsi nous n'avons fait que le récompenser D'un bien où votre bras venait de renoncer, Que vous cédiez au monstre, à lui-même, à tout autre : Si c'est une injustice, examinons la vôtre. La voyant exposée aux rigueurs de son sort, 1510 Vous vous étiez déjà consolé de sa mort, Et quand par un héros le ciel l'a garantie, Vous ne pouvez plus consoler de sa vie. PHINEE Ah ! Madame... CASSIOPE Eh bien ! soit, vous avez soupiré Autant que l'a pu faire un cœur désespéré. 1515 Jamais aucun tourment n'égala votre peine, Certes, quelque douleur dont votre âme fut pleine, Ce désespoir illustre et ces nobles regrets Lui devaient un peu plus que des soupirs secrets. A ce défaut, Persée... PHINEE Ah ! c'en est trop, Madame ; 1520 Ce nom rend, malgré moi, la fureur à mon âme. Je me force au respect, mais toujours le vanter, C'est me forcer moi-même à ne rien respecter. Qu'a-t-il fait, après tout, si digne de vous plaire, Qu'avec un tel secours tout autre n'eût pu faire ? 1525 Et tout héros qu'il est, qu'eût-il osé pour vous, S'il n'eût eu que sa flamme et son bras comme nous ? Mille et mille auraient fait des actions plus belles, Si le ciel comme à lui leur eût prêté des ailes, Et vous les auriez vu encor plus généreux, 1530 S'ils eussent vu le monstre et le péril sous eux : On s'expose aisément quand on n'a rien à craindre. Combattre un ennemi qui ne pouvait l'atteindre, Voir sa victoire sûre et daigner l'accepter, C'est tout le rare exploit dont il put se vanter, 1535 Et je ne comprends point ni quelle en est la gloire, Ni quel grand prix mérite une telle victoire. CASSIOPE Et votre aveuglement sera bien moins compris, Qui d'un sujet d'estime en fait un de mépris. Le ciel, qui mieux que nous connaît ce que nous sommes, 1540 Mesure ses faveurs au mérite des hommes ; Et d'un pareil secours vous auriez eu l'appui, S'il eût pu voir en vous mêmes vertus qu'en lui. Ce sont grâces d'en haut rares et singulières, Qui n'en descendent point pour des âmes vulgaires, 1545 Ou pour en mieux parler, la justice des cieux Garde ce privilège au digne sang des Dieux : C'est par là que leur roi vient d'avouer sa race. ANDROMEDE Je dirai plus, Phinée ; et pour vous faire grâce, Je n'en veux rien devoir à cet heureux secours 1550 Dont ce vaillant guerrier à conservé mes jours : Je veux fermer les yeux sur toute cette gloire, Oublier mon péril, oublier sa victoire, Et, quel qu'en soit enfin le mérite ou l'éclat, Ne juger qu'entre vous que depuis le combat. 1555 Voyez ce qu'il a fait, lorsqu'après ces alarmes, Me voyant toute acquise au bonheur de ces armes, Ayant pour lui les Dieux, ayant pour lui le Roi, Dans sa victoire même il s'est vaincu pour moi. Il m'a sacrifié tout ce haut avantage, 1560 De toute sa conquête il m'a fait un hommage, Il m'en a fait un don, et fort de tant de voix, Au péril de tout perdre, il met tout à mon choix. Il veut tenir pour grâce un si juste salaire, Il réduit son bonheur à ne point me déplaire, 1565 Préférant mes refus, préférant son trépas A l'effet de ses vœux qui ne me plairaient pas. En usez-vous de même, et votre violence Garde-t-elle pour moi la même déférence ? Vous avez contre vous et les Dieux et le Roi, 1570 Et vous voulez encor m'obtenir malgré moi ! Sous ombre d'une foi qui se tient en réserve, Je dois à votre amour ce qu'un autre conserve ; A moins que d'être ingrate à mon libérateur, A moins que d'adorer un lâche adorateur, 1575 Que d'être à mes parents, aux Dieux même rebelle, Vous crierez après moi sans cesse : << A l'infidèle ! >> C'était aux yeux du monstre, au pied de ce rocher, Que l'effet de ma foi se devait rechercher ; Mon âme, encor pour vous de même ardeur pressée, 1580 Vous eût tendu la main au mépris de Persée, Et cru plus glorieux qu'on m'eût vu aujourd'hui Expirer avec vous que régner avec lui. Mais puisque vous m'avez envié cette joie, Cessez de m'envier ce que le ciel m'envoie, 1585 Et souffrez que je tâche enfin à mériter, Au refus de Phinée, un fils de Jupiter. PHINEE Je perds donc temps, Madame, et votre âme obstinée N'a plus d'amour, ni foi, ni pitié pour Phinée ? Un peu de vanité qui flatte vos parents, 1590 Et d'un rival adroit les respects apparents, Font plus qu'en un moment, avec leurs artifices, Que n'en fait en six ans ma flamme et mes services ? Je ne vous dirai point que de pareils respects A tout autre que vous pourraient être suspects, 1595 Que qui peut se priver de la personne aimée N'a qu'une ardeur civile et fort mal allumée, Que dans ma violence on doit voir plus d'amour. C'est un présent des cieux, faites-lui votre cour, Plus fidèle qu'à moi, tenez-lui mieux parole. 1600 J'en vais rougir pour vous, cependant qu'il me vole, Mais ce rival peut-être, après m'avoir volé, Ne sera pas toujours sur ce cheval ailé. ANDROMEDE Il n'en a pas besoin s'il n'a que vous à craindre. PHINEE Il peut avec le temps être le plus à craindre. ANDROMEDE 1605 Il porte à son côté de quoi l'en garantir. PHINEE Vous l'attendez ici, je vais l'en avertir. CASSIOPE Son amour peut sans vous nous rendre cet office. PHINEE Le mien s'efforcera pour ce dernier service. Vous pouvez cependant divertir vos esprits 1610 A rendre compte au Roi de vos justes mépris. Scène III : Céphée, Cassiope, Andromède, suite du roi et de la reine. CEPHEE Que faisait là Phinée ? Est-il si téméraire Que ce que font les Dieux il pense à le défaire ? CASSIOPE Après avoir prié, soupiré, menacé, Il vous a vu, Seigneur, et l'orage a passé. CEPHEE 1615 Et vous prêtiez l'oreille à ses discours frivoles ? CASSIOPE Un amant qui perd tout peut perdre des paroles, Et l'écouter sans trouble et sans rien hasarder, C'est la moindre faveur qu'on lui passe accorder. Mais, Seigneur, dites-nous si Jupiter propice 1620 Se déclare en faveur de votre sacrifice, Si de notre famille il se rend le soutien, S'il consent l'union de notre sang au sien. CEPHEE Jamais les feux sacrés et la mort des victimes N'ont daigné mieux répondre à des vœux légitimes. 1625 Tous auspices heureux, et le grand Jupiter Par des signes plus clairs ne pouvait l'accepter, A moins qu'y joindre encor l'honneur de sa présence, Et de sa propre bouche assurer l'alliance. CASSIOPE Les nymphes de la mer nous en ont fait autant, 1630 Toutes ont hors des flots paru presque à l'instant, Et leurs bénins regards envoyés au rivage Avecque notre encens ont reçu notre hommage. Après le sacrifice honoré de leurs yeux, Où Neptune à l'envi mêlait ses demi-dieux, 1635 Toutes ont témoigné d'un penchement de tête Consentir au bonheur que le ciel nous apprête, Et nos submissions désarmant leurs dédains, Toutes ont pour adieu battu l'onde des mains. Que si même au bonheur suit les vœux de Persée, 1640 Qu'il ait vu de Junon sa prière exaucée, Nous n'avons plus à craindre aucun sinistre effet. CEPHEE Les Dieux ne laissent point leur ouvrage imparfait, N'en doutez point, Madame, aussi bien que Neptune, Junon consentira notre bonne fortune. 1645 Mais que nous veut Aglante ? Scène IV : Céphée, Cassiope, Andromède, Aglante, suite du roi et de la reine. AGLANTE Ah ! Seigneur, au secours ! Du généreux Persée on attaque les jours. Presque au sortir du temple une troupe mutine Vient de l'environner, et déjà l'assassine. Phinée en les joignant, furieux et jaloux, 1650 Leur a crié : << Main basse ! à lui seul ! donnez tous ! >> Ceux qui l'accompagnaient tout aussitôt se rendent, Clyte et Nylée encor vaillamment le défendent, Mais ce sont des efforts de peu d'autres suivis, Et je viens toute en pleurs vous en donner avis. CASSIOPE 1655 Dieux ! est-ce là l'effet de tant d'heureux présages ? Allez, gardes, allez signaler vos courages, Allez perdre ce traître, et punir ce voleur Qui prétend sous le nombre accabler la valeur. CEPHEE Modérez vos frayeurs, et vous, séchez vos larmes. 1660 Le ciel n'a pas besoin du secours de nos armes : Il a de ce héros trop pris les intérêts, Pour n'avoir par pour lui des miracles tout prêts, Et peut-être bientôt sur ce lâche adversaire Vous entendrez tomber la foudre de son père. 1665 Jugez de l'avenir par ce qui s'est passé, Les Dieux achèveront ce qu'ils ont commencé. Oui, les Dieux à leur sang doivent ce privilège : Y mêler notre main, c'est faire un sacrilège. CASSIOPE Seigneur, sur cet espoir hasarder ce héros, 1670 C'est trop... Scène V : Céphée, Cassiope, Andromède, Phorbas, Aglante, suite du roi et de la reine. PHORBAS Mettez, grand roi, votre esprit en repos. La tête de Méduse a puni tous ces traîtres. CEPHEE Le ciel n'est point menteur, et les Dieux sont nos maîtres. PHORBAS Aussitôt que Persée a pu voir son rival : << Descendons, a-t-il dit, en un combat égal ; 1675 Quoique j'aye en ma main un entier avantage, Je ne veux que mon bras, ne prends que ton courage. -- Prends, prends cet avantage, et j'userai du mien >>, Dit Phinée, et soudain, sans plus répondre rien, Les siens donnent en foule, et leur troupe pressée 1680 Fait choir Ménale et Clyte aux pieds du grand Persée. Il s'écrie aussitôt : << Amis, fermez les yeux, Et sauvez vos regards de ce présent des cieux : J'atteste qu'on m'y force, et n'en fais plus d'excuse. >> Il découvre à ces mots la tête de Méduse. 1685 Soudain j'entends des cris qu'on ne peut achever ; J'entends gémir les uns, les autres se sauver, J'entends le repentir succéder à l'audace, J'entends Phinée enfin qui lui demande grâce. << Perfide, il n'est plus temps >>, lui dit Persée. Il fuit : 1690 J'entends comme à grands pas ce vainqueur le poursuit, Comme il court se venger de qui l'osait surprendre, Je l'entends s'éloigner, puis je cesse d'entendre. Alors, ouvrant les yeux par son ordre fermés, Je vois tous ces méchants en pierre transformés, 1695 Mais l'un plein de fureur et l'autre plein de crainte, En porte sur le front la marque encore empreinte, Et tel voulait frapper, dont le coup suspendu Demeure en sa statue à demi descendu, Tant cet affreux prodige... Scène VI : Céphée, Cassiope, Andromède, Persée, Phorbas, Aglante, suite du roi et de la reine. CEPHEE, à Persée. Est-il puni, ce lâche, 1700 Cet impie ? PERSEE Oui, Seigneur, et si sa mort vous fâche, Si c'est de votre sang avoir fait peu d'état... CEPHEE Il n'est plus de ma race après cet attentat : Ce crime l'en dégrade, et ce coup téméraire Efface de mon sang l'illustre caractère. 1705 Perdons-en la mémoire, et faisons-la céder A l'heur de vous revoir et de vous posséder, Vous que le juste ciel, remplissant son oracle, Par miracle nous donne, et nous rend par miracle. Entrons dedans ce temple, où l'on n'attend que vous 1710 Pour nous unir aux Dieux par des liens si doux. Entrons sans différer. Les portes se ferment comme ils veulent entrer. Mais quel nouveau prodige Dans cet excès de joie à craindre nous oblige ? Qui nous ferme la porte et nous défend d'entrer Où tout notre bonheur se devait rencontrer ? PERSEE 1715 Puissant maître du foudre, est-il quelque tempête Que le Destin jaloux à dissiper m'apprête ? Quelle nouvelle épreuve attaque ma vertu ? Après ce qu'elle a fait la désavouerais-tu ? Ou si c'est que le prix dont tu la vois suivie 1720 Au bonheur de ton fils te fait porter envie ? Scène VII : Mercure, Céphée, Cassiope, Andromède, Persée, Phorbas, Aglante, suite du roi et de la reine. MERCURE, au milieu de l'air. Roi, Reine, et vous Princesse, et vous heureux vainqueur, Que Jupiter mon père Tient pour mon digne frère, Ne craignez plus du sort la jalouse rigueur. 1725 Ces portes du temple fermées, Dont vos âmes sont alarmées, Vous marquent des faveurs où tout le ciel consent : Tous les Dieux sont d'accord de ce bonheur suprême, Et leur monarque tout-puissant 1730 Vous le vient apprendre lui-même. Mercure revole en haut après avoir parlé. CASSIOPE Redoublons donc nos vœux, redoublons nos ferveurs, Pour mériter du ciel ces nouvelles faveurs. CHŒUR DE MUSIQUE Maître des Dieux, hâte-toi de paraître, Et de verser sur ton sang et nos rois 1735 Les grâces que garde ton choix A ceux que tu fais naître. Fais choir sur eux de nouvelles couronnes, Et fais-nous voir, par un heur accompli, Qu'ils ont tous dignement rempli 1740 Le rang que tu leur donnes. Tandis qu'on chante, Jupiter descend du ciel dans un trône tout éclatant d'or et de lumières, enfermé dans un nuage qui l'environne. A ses deux côtés, deux autres nuages apportent jusqu'à terre Junon et Neptune, apaisés par les sacrifices des amants ; ils se déploient en rond autour de Jupiter, et, occupant toute la face du théâtre, ils font le plus agréable spectacle de toute cette représentation. Scène VIII : Jupiter, Junon, Neptune, Céphée, Cassiope, Andromède, Persée, Phorbas, Aglante, suite du roi et de la reine. JUPITER, dans son trône au milieu de l'air. Des noces de mon fils la terre n'est pas digne, La gloire en appartient aux cieux, Et c'est là ce bonheur insigne Qu'en vous fermant mon temple ont annoncé les Dieux. 1745 Roi, Reine, et vous amants, venez sans jalousie Vivre à jamais en ce brillant séjour, Où ce nectar et l'ambroisie Vous seront comme à nous prodigués chaque jour. Et quand la nuit aura tendu ses voiles, 1750 Vos corps semés de nouvelles étoiles, Du haut du ciel éclairant les mortels, Leur apprendront qu'il vous faut des autels. JUNON, à Persée. Junon même y consent, et votre sacrifice A calmé les fureurs de son esprit jaloux. NEPTUNE, à Cassiope. 1755 Neptune n'est pas moins propice, Et vos encens désarment son courroux. JUNON Venez, héros, et vous Céphée, Prendre là-haut vos places de ma main. NEPTUNE Reine, venez, que ma haine étouffée 1760 Vous conduise elle-même à cet heur souverain. PERSEE Accablé et surpris d'une faveur si grande... JUNON Arrêtez là votre remerciement : L'obéissance est le seul compliment Qu'agrée un Dieu quand il commande. Sitôt que Junon a dit ces vers, elle fait prendre place au Roi et à Persée auprès d'elle. Neptune fait le même honneur à la Reine et à la princesse Andromède ; et tous ensemble remontent dans le ciel qui les attend, cependant que le peuple, pour acclamation publique, chante ces vers qui viennent d'être prononcés par Jupiter. CHŒUR 1765 Allez, amants, allez sans jalousie Vivre à jamais en ce brillant séjour, Où le nectar et l'ambroisie Vous seront comme aux Dieux prodigués chaque jour : Et quand la nuit aura tendu ses voiles, 1770 Vos corps semés de nouvelles étoiles, Du haut du ciel éclairant aux mortels, Leur apprendront qu'il vous faut des autels. ---------------------------------------------------------------------- Pierre Corneille, Andromède, 1650 copié le 15 Août 1999. mailto : amatthieu@caramail.com